Anaïs Barbeau-Lavalette travaille sur l’adaptation du roman de Romain Gary, Chien blanc, en attendant la sortie (prévue le 25 septembre) de son film La déesse des mouches à feu. À l’occasion de la fête des Mères, elle devait manifester à Ottawa avec des milliers d’autres militantes du mouvement Mères au front, qu’elle a fondé en mars avec Laure Waridel, face à la crise climatique. Discussion sur la colère, la douceur, le doute et le temps.

Marc Cassivi : Il doit y avoir une déception de ne pas pouvoir tenir cette manifestation ?

Anaïs Barbeau-Lavalette : On a juste eu le temps de dire que le mouvement est né et qu’il existe ! Pour moi, ça partait vraiment d’un sentiment de colère. J’en avais assez d’être douce et je venais de passer à l’énergie plus brute et salvatrice de la colère. Mais avec le choc qu’on vient de recevoir, il y a comme un changement d’émotion obligé. Ce n’est plus la colère qui me guide, même si elle n’a pas disparu. Je suis encore en tabarnak contre le manque de courage politique des dirigeants, mais il y a une bienveillance obligée qui est supérieure à la colère.

M.C. : L’empathie prend le dessus sur tout le reste, en ce moment…

A.B.-L. : Oui. Ce qui est très émouvant, c’est qu’à partir d’une étincelle, c’est-à-dire quand je suis sortie de chez moi pour aller dire à quelqu’un — ce quelqu’un étant Laure Waridel — que je me sentais seule et que je ne savais plus quoi faire, un feu de brousse a flambé. Toutes celles, les mères et les grands-mères en premier, mais aussi tous ceux qui se sont ralliés à ces femmes-là, ont créé cet effet.

Même si on ne sera pas des milliers ensemble le 10 mai, on est des milliers à attendre la possibilité de se tenir debout pour dire qu’il faut agir. Avec ce qui se passe en ce moment, on a une preuve violemment tangible que la façon dont on agit n’est pas la bonne.

M.C. : Cette crise sera-t-elle à ton avis l’occasion d’une prise de conscience pour ceux qui considèrent la crise climatique comme un problème théorique et hypothétique ? Il y a des catastrophes, annoncées par des spécialistes, qui ne disparaîtront pas par magie. Elles sont tangibles et à nos portes…

A.B.-L. : On est directement menacés. Mais on est encore un peu comme le chevreuil devant les phares de la voiture. Ébahis. Je ne sais pas qu’elle sera l’énergie de survie qui va se dégager de cette expérience-là. Comment va-t-on renaître ? J’espère seulement qu’on ne sera pas juste pressés de retomber dans les chemins qu’on connaît déjà, parce qu’il faut vite se sortir de là. Ce serait un réflexe terrible. Les grandes révolutions, les grandes guerres, les cataclysmes, les grands passages douloureux dans l’histoire de l’humanité ont aussi fait naître de belles choses. J’ai le goût d’avoir la foi, mais la preuve n’est pas encore faite qu’on va prendre les bonnes décisions. J’ose espérer qu’on va être à la hauteur par rapport à notre lien à l’environnement.

M.C. : Quand tu parles du piège de retomber dans les chemins qu’on connaît, tu veux dire : prendre des décisions économiques qui font fi de considérations environnementales ?

A.B.-L. : Bien sûr. On veut vite subventionner le forage maritime ! Toutes les réflexions scientifiques et économiques ont été menées pour tirer les bonnes conclusions.

Il faut arrêter de carburer à la peur. Je ne veux pas galvauder le terme, mais le courage, le vrai courage politique, le temps de s’inscrire dans l’histoire, c’est maintenant.

Je ne dis pas que c’est facile, mais c’est à la portée des politiciens de prendre ce virage nécessaire, pour assurer la survie non seulement de l’espèce humaine, mais de ce qui nous entoure. On a marché par dizaines de milliers, l’an dernier, et il n’y a pas eu de grande décision qui en a émergé. On est plusieurs à ne plus savoir quoi faire pour que ça se passe.

M.C. : Le mouvement est né de la déception d’une absence de suivi politique à la grande marche de l’an dernier ? C’est ironique qu’à l’automne, il y ait eu autant de gens dans la rue pour réclamer du changement et qu’aujourd’hui, on soit tous confinés…

A.B.-L. : Les gens sont sortis dans la rue, tous ensemble, pour dire ce qu’ils voulaient, de manière pacifique et festive. Et ça n’a absolument rien donné. Je vais oser une référence boiteuse, mais quand Martin Luther King a été assassiné malgré les marches pacifiques, les Black Panthers ont décidé que ça suffisait, la non-violence. Ils se sont fait entendre. C’est un parallèle douteux, mais je comprends cette colère. On est acculés au mur. C’est l’ère de la désobéissance civile. Ça va devenir une obligation. Si on obéit, on ne s’en va pas dans le bon sens.

M.C. : Ce qui me rend souvent pessimiste, c’est de constater à quel point plusieurs veulent profiter au maximum de ce qu’ils ont sous la main sans trop se soucier des conséquences. Certains sont prêts à sacrifier la vie des autres pour conserver leur propre niveau de vie.

A.B.-L. : On est plusieurs aussi à avoir envie de léguer quelque chose de nourrissant et de lumineux. Que notre vie ne soit pas qu’une course essoufflée à vite apprendre à devenir bons dans un travail, pour faire rouler l’économie. Le confinement me confronte à ce que je fais, moi aussi. J’avais déjà de gros questionnements par rapport à mon métier. Chien blanc venait d’être financé. Je n’ai jamais arrêté de désirer faire ce film. C’est mon livre préféré. Mais écrire des livres et faire des films, c’est comme si ça ne « fittait » plus dans l’époque actuelle.

M.C. : Parce que ça prend trop de ton temps et de ton énergie ?

A.B.-L. : La déesse des mouches à feu m’a plongée dans la même réflexion. Il fallait qu’on le tourne de manière écoresponsable, sinon ça ne m’intéressait pas. Tout a été mis en place pour que ce soit en cohésion et en adéquation avec ce que je ressens profondément. Je me demande vraiment… En fait, je me « demandais » vraiment — ça aussi, c’est intéressant, comment les réflexions évoluent — à quoi ça servait à notre époque, avec toutes les urgences plus concrètes, de rajouter des mots et des images qui n’allaient rien réparer de tout ça. Mais avec le confinement, j’ai eu le temps de m’arrêter, de prendre soin de mes enfants. On communique par Skype avec une proche, qui a élevé ma mère, qui est en CHSLD. On lui chante des chansons. L’importance de raconter des histoires m’apparaît plus évidente.

M.C. : Tu as retrouvé le sens et l’essence de ton métier ?

A.B.-L. : Pourquoi ça compte, pourquoi j’ai envie de le faire et pourquoi je pense que je suis capable de bien le faire. C’est bien de se reconnecter à ce désir-là. Et de ne pas faire les choses juste parce que c’est son métier ! J’aurais dû tourner Chien blanc dans quelques mois. Le tournage a été reporté au printemps prochain et j’ai le luxe du temps. Le luxe de travailler sur une version de tournage, plutôt que d’arriver sur le plateau et d’être obligée de vite couper le scénario, qu’on a écrit pendant cinq ans, parce qu’on a reçu du financement et qu’il faut respecter le budget. J’ai plusieurs mois pour le faire intelligemment. Pour transformer certaines scènes. On devrait toujours avoir ce luxe-là !

M.C. : Tu entretiens des doutes par rapport à ton métier alors que La déesse des mouches à feu a reçu en février un superbe accueil à Berlin et que Chien blanc est le projet dont tu rêves depuis toujours. Dans ta carrière de cinéaste, les choses se passent plus que jamais. Ce n’est pas paradoxal ?

A.B.-L. : Je ne sais pas si c’est paradoxal ou si c’est en lien, justement. Parce que j’ai la chance de faire un métier que j’aime et que je veux le faire pour les bonnes raisons.

Je veux être le plus utile possible, à ce moment-ci de ma vie. Je veux honorer ce métier et me rappeler pourquoi je le fais. Ce sont des questions de base, qu’on n’a pas le temps de se poser d’habitude ! J’ai le temps de m’arrêter pour faire un travail de fond. Je me trouve chanceuse.

M.C. : Il y a aussi la balado des Mères au front qui a été lancée, à défaut d’une manifestation…

A.B.-L. : C’est une série d’entretiens avec des mères très inspirantes. Ça part du questionnement suivant : peut-on être à la fois mère et révoltée ? Est-ce que ce sont deux élans qui peuvent être conciliés ? J’ai toujours trouvé qu’il y avait très peu de modèles de mères révoltées. Il y a les Cléopâtre ou les Jeanne d’Arc, les guerrières ou les asexuées, mais jamais de figure maternelle en colère. Soit tu allaites et tu prends soin, soit tu brandis ton poing, mais on dirait que ce ne sont pas deux élans qui peuvent cohabiter. Je pense à ma grand-mère qui a sacré son camp pour aller se battre [le sujet de son roman La femme qui fuit]. Je suis sûre que ça peut se faire, les deux ! L’élan maternel peut vraiment générer une puissance et une révolte ultra « groundée ». La série de balados nous en présente quelques exemples, dans différents domaines.

M.C. : C’est la société qui a éteint cet élan ? On n’imagine pas que la maternité puisse être autre chose que la douceur ? C’est un construit social ?

A.B.-L. : Ça revient aussi aux mères, à nous-mêmes, de se donner cette permission-là. J’ai souvent été au front, en Palestine comme à Hochelaga. Je me sentais au combat, puis à un moment donné, j’ai eu des petits. J’allaitais pendant que le printemps érable était dehors. J’étais attirée et inspirée par la révolte, mais je ne pouvais pas traîner mon bébé au milieu de tout ça. On la met où, sa colère, à ce moment-là ? On met où ses revendications ? Parce que j’ai fait un enfant, je n’ai pas le droit d’être en crisse, d’être révoltée ? Je pense que ça peut cohabiter. L’un peut nourrir l’autre. Il faut juste inventer comment. On peut prendre soin dans la rue plutôt que dans la maison, et ça peut aussi être inspirant pour les petits. Quand les femmes se fâchent, quand les mères et les grands-mères sortent dans la rue parce qu’elles n’en peuvent plus, elles font basculer l’histoire. Ça suffit !

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