En cette huitième semaine de confinement, on a beaucoup parlé de santé mentale. Une pub tourne en boucle, qui m’étourdit. « Parce qu’on n’a pas besoin d’être infecté pour être affecté », qui remplace celle où on nous dit de rester chez nous, de nous laver les mains, de jouer aux jeux vidéo et de sauver des vies.

Cette semaine, nous avons perdu une amie aux mains de la COVID-19. Cette semaine, le chum et moi avons eu des symptômes d’allergies qui nous ont fait paniquer chacun dans notre coin, à se manger les joues, au bord d’écrire notre testament. Cette semaine, le chum a brisé ses lunettes en enlevant le masque qu’il doit porter auprès des personnes âgées, sans avoir de lunettes de rechange, alors que les optométristes sont fermés. Ça tient avec du tape (mais ce n’est pas la première fois). Cette semaine, nous avons pleuré dans les bras l’un de l’autre, après une friction, pour faire passer ça. Puis on a ri de se voir ainsi. Je me suis remise au yoga et au Pilates, les promenades ne suffisant pas à me dénouer le dos et les nerfs. 

Cette semaine, mes remerciements vont à ces milliers de femmes qui font gratuitement des vidéos de yoga sur YouTube. L’effet a été immédiat.

PHOTO ALAIN ROBERGE, ARCHIVES LA PRESSE

« Faites comme Scott Peck et prenez donc le chemin le moins fréquenté. Peureuse, je passe par les ruelles et j’évite les grands parcs, mais ma peur n’a pas à devenir un dogme ni à être imposée à qui que ce soit », écrit notre chroniqueuse.

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À la librairie L’Euguélionne, où j’ai acheté des livres par le site leslibraires.ca, qui regroupe plein de librairies indépendantes, une commande passée la veille m’est arrivée le lendemain matin. Impressionnant. Paraît que la libraire fait la livraison à vélo, et j’habite à côté. Dans ma boîte aux lettres, les œuvres de Svetlana Alexievitch, à la chaude suggestion de Lise Bissonnette que j’ai interviewée et qui m’a confié fuir tout ce qui est « littérature de pandémie ». C’est tout le contraire de mon côté. Je l’avoue, je me vautre dans la littérature de pandémie, je me tape tous les documentaires sur la COVID-19 ou la grippe espagnole, je relis La guerre de face, de la journaliste Martha Gellhorn. Et j’ai hâte de lire son prochain grand roman sur la peste annoncé par Orhan Pamuk dans Libération.

PHOTO GLEB GARANICHM, ARCHIVES REUTERS

Ville abandonnée de Pripiat, près de la centrale nucléaire de Tchernobyl, en Ukraine

Mais elle est drôle, Mme Bissonnette. Svetlana Alexievitch, Prix Nobel de littérature en 2015, c’est pire que toute la littérature de pandémie que j’ai pu lire, et je n’arrive pas à la lâcher. Ce qu’elle a ramassé comme témoignages sur Tchernobyl dans La supplication fait passer la fameuse série du même nom à HBO, qui m’avait terrifiée, pour un gros soap. Et toute la cruauté du monde se trouve dans La guerre n’a pas un visage de femme.

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Puisque nous ne sommes plus en représentation sociale depuis deux mois, je porte à peu près tout le temps les mêmes vêtements confortables. C’est le roulement de linge mou dans la laveuse, de quoi se faire chicaner par Karl Lagerfeld. Comme on ne sait pas non plus à Montréal, où ça va mal, quand nous pourrons aller essayer et acheter des vêtements, on se sent comme ces gens qui autrefois préservaient précieusement leurs habits du dimanche. Alors quand on ouvre sa garde-robe, on a l’impression d’être dans une boutique, on redécouvre de jolis trucs. J’ai aussi reçu mon masque de chez +MASK+. Très confortable. Et noir, bien sûr. C’est mon petit côté Christiane Charette.

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Après deux mois, je comprends mieux une phrase que m’a dite un jour mon ami Dany Laferrière : l’exil absolu est de rester chez soi.

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Un étrange renversement s’est produit. Pendant un mois, j’étais incapable de me concentrer sur un livre et je regardais beaucoup la télé. Maintenant, je la fuis, et l’ordinateur aussi. À 21 h, je suis au lit avec un livre et me réveille avant l’aube. C’est arrivé tout seul. Il faut écouter son corps, à ce qu’on dit.

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PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

Parc Laurier, à Montréal

La grosse panique le week-end dernier, qui était magnifique, quand les gens ont pris d’assaut les parcs. Les indignés permanents m’énervent depuis longtemps, et ils sont plus nombreux pendant la pandémie. Les voilà maintenant qui prennent des photos de gens dans les parcs pour alimenter les crinqués sur les réseaux sociaux, planqués derrière leurs ordinateurs. Des jaloux, au fond. Faites comme Scott Peck et prenez donc le chemin le moins fréquenté. Peureuse, je passe par les ruelles et j’évite les grands parcs, mais ma peur n’a pas à devenir un dogme ni à être imposée à qui que ce soit. C’est ma faute aussi, parce que je ne devrais pas jaser avec mon grand ami Benoît, qui a étudié en biologie, en sociologie et aux HEC, un adepte des grilles d’analyse que je ne comprends pas. Il me dit de me préparer à un nouveau confinement, en juin. « En juin ? C’était pas supposé être à l’automne, merde ? », que je gueule, n’y connaissant rien. Mais ce n’est même pas ça qui le stresse le plus. C’est la crise économique historique qui se profile, selon lui inévitable. Il me fait penser au journaliste américain très pessimiste, Chris Hedges, auteur de L’empire de l’illusion et de La mort de l’élite progressiste (publiés chez Lux éditeur), qui a affirmé dans un article de Salon que ce que vivent les États-Unis actuellement en pleine pandémie aura l’air du bon vieux temps comparé à ce qui s’en vient.

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PHOTO FOURNIE PAR LIBRARY OF CONGRESS, ARCHIVES REUTERS

St. Louis, au Missouri, en octobre 1918, lors de la pandémie de grippe espagnole

Mon arrière-arrière-grand-mère, née au XIXe siècle et qui était toujours vivante quand je suis née (elle a pu me prendre dans ses bras avant de mourir), a vécu la grippe espagnole alors qu’elle était jeune adulte. Femme très terre à terre, elle a suivi les consignes sans se plaindre. Elle a raconté à ses enfants qu’il y avait toujours des « smattes » pour aller faire la fête dans les tavernes en pleine pandémie. « Et quelques jours plus tard, on voyait un crêpe noir à sa maison », disait-elle, sans aucune compassion.

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L’autre grosse panique, on dirait, est cette peur que la Chine devienne l’officielle superpuissance du monde. Ça tombe bien, l’amoureux a eu une espèce de lubie sur les classiques de la philosophie chinoise ces dernières années, aussi bien prendre de l’avance.

Les trois Tseu, qu’il dit, comme s’il parlait des Tremblay. Le vrai classique du vide parfait de Lie-tseu, les œuvres de Tchouang-tseu et de Lao-tseu. Curieuse, je lui ai demandé pourquoi il nageait là-dedans. « C’est après avoir lu un livre de John Cage. En tout cas, c’est fascinant, ça n’a rien à voir avec la Bible ou le Coran. Je ne comprends pas tout. Mais son idée du non-agir m’intéresse. »

Élevé par des parents hippies dans l’athéisme le plus strict, il m’a déjà confié qu’acheter sa première bible a été plus gênant que d’acheter le Playboy. J’ai trouvé ça très drôle, puisque moi, j’ai grandi dans un milieu catho plutôt laxiste, qui tenait plus aux traditions qu’à la foi. Ma mère m’a quand même obligée à faire tous mes sacrements à l’église « parce que ça allait être plus simple pour me marier un jour ». Résultat : je suis non mariée à un hérétique pas baptisé qui finira dans les limbes. Mais bon, l’amour, hein.

J’ai ouvert les œuvres complètes de Tchouang-Tseu et je suis tombée par hasard sur le texte « Se torturer l’esprit ». « Qui se torture l’esprit pour sublimer sa conduite, s’écarte du monde et a des habitudes excentriques, se fait une haute opinion de lui-même et dénigre les autres, celui-là n’a que de l’orgueil. Il n’est qu’ermite des monts et des vallées, homme qui condamne le monde. Tel est l’idéal de ceux qui aspirent à se dessécher par ascèse et à se jeter dans le gouffre. »

Je pense que je vais aimer ça.