Il paraît que le temps d’incubation de la COVID-19 est de 5 à 12 jours. Cela m’a menée à une interrogation : quel est le temps d’incubation d’une œuvre ? Cette question a pris tout son sens quand j’ai regardé le documentaire Beastie Boys Story sur AppleTV+, qui m’a ravie et fait mal de toutes les façons. 

Ravie parce que j’ai tellement aimé ce groupe qui m’a fait danser jusqu’au petit matin dans les discothèques bondées. 

Fait mal parce que c’est une conférence donnée par les deux membres restants du trio Beastie Boys après la mort d’Adam Yauch d’un cancer en 2012, dans une immense salle pleine à craquer de fans. 

PHOTO FOURNIE PAR HBO

Notre chroniqueuse a regardé le documentaire Beastie Boys Story sur AppleTV+.

> Voyez la bande-annonce du documentaire

La vision d’une salle remplie m’est de plus en plus douloureuse. Mais surtout, le récit fascinant des débuts chaotiques du groupe rappelle à quel point un groupe est justement un incubateur qui demande une mixité de gens, d’idées, d’essais et d’erreurs devant public. On ne peut pas créer un son et un style sans se mêler et s’immerger dans un bouillon de contamination musicale, sans jam entre amis, sans se frotter à une scène, sans recevoir le feedback d’une foule. 

Pensons à la relève, plus touchée que les artistes établis, à qui ce bouillonnement est interdit jusqu’à nouvel ordre. Dédé Fortin, dont on soulignera le 20e anniversaire de sa disparition, n’aurait pas pu émerger avec Les Colocs sans l’espèce de commune artistique qu’ils avaient tous ensemble.

PHOTO RÉMI LEMÉE, ARCHIVES LA PRESSE

Un spectacle des Colocs en novembre 1998

Septième semaine de confinement. Quand je pense que ces carnets ont commencé comme une blague. Et maintenant, je suis devenue la toiletteuse du chien et la coiffeuse du chum, pendant que mes cheveux, auxquels seul mon coiffeur a le droit de toucher, poussent jusqu’au milieu de mon dos. Le résultat de mes coups de ciseaux a vraiment l’air d’une blague, aussi.

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« Il faut voir ça comme une guerre, me dit mon ami et producteur Didier Morissonneau. Je ne pense pas qu’il y a eu beaucoup de bands qui sont nés en 1942 sous les bombes. » Son entreprise D.D.A. produit entre autres les spectacles Cabaret Bio dégradable, Le prestigieux Glenn Miller Orchestra et Le légendaire Tommy Dorsey Orchestra

Selon lui, les arts de la scène ne reprendront pas avant 2021 et peut-être même l’automne 2021. « Ce n’est pas seulement que les salles doivent rouvrir, il faut que les gens n’aient pas peur d’y aller, et il faut aussi penser à s’ils auront de l’argent pour acheter des billets. Ça nous tente-tu d’aller se mettre à 3000 à la Place des Arts ? Même moi, je ne veux pas. » Il m’a envoyé un article du magazine Spin à propos d’un sondage qui révèle qu’une majorité d’Américains ne veulent pas retourner dans une salle de concert ou un stade avant la découverte d’un vaccin.

> Lisez l’article de Spin (en anglais)

Didier raconte que son milieu est très divisé sur la question des dates de spectacles à annuler ou à repousser. Il estime que plusieurs de ses concurrents vivent dans le déni, comme dans le film Field of Dreams, où le personnage construit un terrain de baseball dans son champ de maïs avec l’espoir de voir apparaître son père décédé. « Tu sais, cette idée du film, quand il dit “if you build it, he will come” Eh bien, il y en a qui pensent qu’en programmant des shows en septembre, ça va juste arriver. Les arts vivants, on est la pire business avec les croisières en ce moment ! Mais quand j’ai envie de chialer, je pense à mon arrière-grand-père qui a fait la bataille de Verdun, dans les tranchées. Moi, je suis à la maison, je cuisine, je lis et je joue au poker en ligne. »

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De mon balcon, j’ai vu un très bel homme aux cheveux blancs, vêtu d’un chic trench-coat, se promener tranquillement, les deux mains dans les poches, en regardant les maisons, les arbres. Il prenait son temps. Je l’ai trouvé plus sexy que tous les joggeurs aux visages crispés qui passent dans la rue.

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La belle librairie Olivieri a fermé ses portes après 35 ans, ce qui désole tous ses clients. Toute librairie qui ferme est une perte. Ce n’était pas celle que je fréquentais le plus, parce qu’elle était trop loin de chez moi, mais chaque fois que j’y suis allée, j’ai claqué ma carte de crédit. Selon les indications du gouvernement, les commerces qui ont pignon sur rue pourront rouvrir, ce qui signifie logiquement les librairies qui ne sont pas dans des centres commerciaux. C’est émotionnel, je crains moins d’entrer dans une librairie que dans une épicerie en ce moment, mais j’ai une inquiétude : pourrons-nous bouquiner ou faudra-t-il passer en coup de vent ? Je suis prête à porter masque et gants pour retrouver le plaisir de flâner dans les rayons.

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Après un mois de troubles de concentration, le plaisir de lire est revenu comme un boomerang. Mon plus vieux remède contre à peu près tout est encore le meilleur et ma bibliothèque est une belle pharmacie garnie. Lorsqu’un ami Facebook, Étienne Beaulieu, a partagé un extrait du film Mort à Venise de Visconti, où l’on voit Aschenbach sourire en apprenant comment le choléra a contaminé la ville qu’il ne veut pas quitter afin de pouvoir continuer à admirer la beauté du jeune Tadzio, je me suis souvenue que j’avais le livre de Thomas Mann dont le film est inspiré. Je l’avais lu à 18 ans, et tout ce que ma mémoire avait retenu à l’époque était l’histoire d’un type mélancolique vaguement pédo. Je l’ai relu en une journée et j’ai enfin compris pourquoi on dit que c’est un chef-d’œuvre, encore plus bouleversant à lire pendant une pandémie. Ce fut d’ailleurs la plus belle journée de ma semaine que de me perdre dans les dédales de Venise avec Aschenbach attiré comme un papillon vers la lumière de cette beauté qui causera sa mort.

Extrait : « “Il faut se taire ! songea Aschenbach irrité en rejetant les journaux sur la table. Il faut taire cela !” Mais en même temps, son cœur s’emplit de satisfaction en songeant à l’aventure où le monde extérieur allait basculer. Car l’ordre établi et le bien-être quotidien ne conviennent ni à la passion ni au crime, et tout relâchement de l’appareil civil, toute confusion, toute épreuve infligée au monde leur sont nécessairement bienvenus, car ils peuvent vaguement espérer y trouver leur avantage. 

PHOTO TIRÉE D’IMDB

Mort à Venise de Visconti

« Ainsi Aschenbach éprouva-t-il une obscure satisfaction en songeant aux évènements dissimulés par les autorités et se déroulant dans les petites ruelles sales de Venise, ce sinistre secret de la ville qui se confondait avec son plus intime secret à lui, et qu’il tenait lui aussi tellement à préserver. Car l’amoureux ne redoutait rien tant que le possible départ de Tadzio, et reconnaissait, non sans effroi, qu’il ne saurait plus comment vivre si cela arrivait. »

Combien d’autres joyaux comme ça mon jeune esprit inculte a-t-il ignorés, et qui se trouvent toujours dans l’incubateur qu’est ma bibliothèque ? Il est vrai que lire, c’est relire.

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On l’a peut-être oublié, mais au début de février, plusieurs semaines avant le confinement, il y a eu des articles sur la baisse drastique de la clientèle dans le Quartier chinois, parce que les gens avaient peur de l’épidémie qu’on voyait de loin en Chine. Le racisme envers les Asiatiques était à la hausse. Cela avait fait dire d’ailleurs au directeur national de santé publique, Horacio Arruda, que « la peur fait faire des affaires qui n’ont pas de crisse de bon sens ». 

Dans mon quartier, dès le début de la pandémie, le propriétaire d’origine chinoise d’un petit dépanneur est le premier que j’ai vu porter un masque et installer une fenêtre de plastique. J’avais trouvé qu’il exagérait, mais que c’était peut-être pour rassurer la clientèle, et je trouvais ça triste. D’ailleurs, je le trouvais triste depuis quelques mois, ce monsieur qui était pourtant plein de bonhomie à ses débuts lorsqu’il a racheté le dépanneur, il y a quelques années. Il a appris son peu de vocabulaire français à la dure auprès d’une clientèle pas toujours évidente, des alcoolos se procurant leurs caisses de bière jusqu’à la petite madame qui fait valider ses 32 billets de loterie. Puis, brusquement, il a fermé ses portes pendant deux ou trois semaines. 

Il vient de rouvrir et je ne l’ai jamais vu d’aussi belle humeur. Pourquoi ? Parce que c’était la première fois en 15 ans qu’il prenait une pause. Il nous a dit, en appuyant sa tête sur ses mains, qu’il a passé deux semaines à simplement dormir. Ça m’a fait penser à cette amie de ma mère, épuisée et stressée par son travail, mais paniquée à l’idée de prendre sa retraite, que cette pause forcée a transformée en une autre femme, heureuse et calmée, et probablement bientôt retraitée.

Il y a quand même des gens pour qui le confinement sera un incubateur salutaire. J’aime me le rappeler au travers des mauvaises nouvelles à la pelle.