Le coronavirus aurait dû arriver au début janvier. Le Québec aurait aplati la courbe les doigts dans le nez. Déjà épuisés par les partys de Noël et de bureaux où on a tous attrapé des grippes et des gastros et fait le plein de vie sociale assez pour nous en écœurer, nous aurions pu voir ça vraiment comme un repos.

En plus de ne pas avoir à déneiger la voiture à -20 ou prendre le métro le teint vert avec notre carence en vitamine D. Les statisticiens auraient pu calculer une diminution draconienne des carambolages, des crises cardiaques en pelletant et des fractures sur les trottoirs glacés. En 1999, le regretté anthropologue Bernard Arcand, dans le petit essai Abolissons l’hiver ! (Boréal) proposait une nouvelle conception de cette saison qui nous tue de toutes sortes de façon. Il suggérait des vacances hivernales, et de travailler plus en été, quand nous sommes en forme et que le temps est plus clément.

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Les prochaines semaines ne demanderont rien de moins que de l’héroïsme aux nordiques que nous sommes. D’habitude, à ce temps-ci de l’année, on devine l’arrivée du printemps à ces gens qui envahissent les terrasses avec un foulard au cou. Déjà que, depuis toujours, le printemps nous rend un peu fous. Maintenant, le foulard doit se porter au visage, et on nous annonce que le confinement doit durer, que les mesures de distanciation vont probablement être appliquées pendant des mois. Ce qui n’est pas humain, particulièrement au Québec quand nous sortons de notre hibernation, qui est le seul confinement auquel nous sommes rompus.

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Nous voici donc comme des fauves en cage, et c’est justement une histoire de fauves qui cartonne en ce moment sur Netflix : Tiger King (Au royaume des fauves, en français). « Le premier show viral parce que Netflix domine la jungle », titrait un article de The Verge. On y apprend que du 9 au 23 mars, le temps d’écoute sur la plateforme entre 10 h et 17 h a augmenté de 40 %. Le terme « public captif » n’a jamais été aussi vrai qu’en temps de pandémie. Mais Tiger King aurait été un succès, confinement ou pas. Cette histoire hallucinante de rivalité entre des collectionneurs de grands félins sans scrupules, dans laquelle brille le très psychotronique et toxique Joe Exotic, est la seule chose qui m’a fait décrocher pour de vrai de la COVID-19 dans le dernier mois. Tout simplement parce que les rebondissements incessants vous font décrocher la mâchoire sans arrêt. Mais une fois l’étonnement passé, c’est aux animaux que l’on s’identifie, maintenant que nous comprenons tous collectivement ce que cela signifie, être en cage. Abolissons les zoos.

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S’il y en a une qui est heureuse de la situation, c’est bien Angie, ma petite shih tzu de 1 an. Il y a des parents qui craignent de bousiller leurs enfants en ce moment. Moi, je sais que j’ai bousillé l’éducation de mon chien. Angie est devenue la reine de la meute, elle ne dort plus la nuit dans sa cage, mais dans mon lit – et il n’y aura pas de retour en arrière, c’est maintenant son droit acquis. Le soir, elle me fait un petit signe de tête comme pour dire « allez, lâche les nouvelles, c’est l’heure d’aller se coucher » et j’obéis. Elle profite de ses trois promenades quotidiennes, on n’en saute pas une. Comme tous les propriétaires de chiens en ce moment, c’est nous qui avons la laisse au cou. Dans le sens que c’est plus le chien qui nous promène que l’inverse. « Une chance qu’on les a, hein ? », disent régulièrement les voisins qui ont des pitous, à deux mètres de distance. Le seul problème est qu’on ne peut pas laisser les chiens se toucher, et ça les énerve un peu, ces bêtes qui ne comprennent pas la distanciation sociale. « Se renifler le derrière est leur façon de prendre leurs courriels », croit mon chum, triste pour Angie, à qui je chante la toune des Rolling Stones pour me remonter le moral. « Angie, Aaaangie…When will those dark clouds all disappear… »

> Écoutez Angie, des Rolling Stones

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Extrait d’un poème d’Emily Dickinson : 

À l’Aventure avant tout en soi

L’Âme est condamnée – 

Escortée d’un seul Chien,

Son identité

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Mon côté grognon est de retour, et j’essaie de voir ça de façon positive. Ça veut dire que dans ma cage, je m’adapte. Chassez le naturel, il revient au galop, dit-on. Je ne rugis pas encore, mais je grogne. Par exemple, je ne suis plus capable de tomber sur des gens avec des guitares qui chantent devant une webcam, j’ai vraiment atteint ma limite. Tout ce que je vois maintenant est ce que ça va donner comme sketch au Bye Bye. Ce doit être parce que les gratteux de guitare, quand j’étais au camp d’été, me tapaient sur les nerfs. C’était juste pour ramasser les filles, on le sait bien… Par contre, j’ai adoré Serge Fiori en entrevue avec Patrice Roy. Super émotif (il l’a toujours été), il a avoué avoir arrêté de fumer, juste pour soutenir le personnel de la santé dans ses souffrances. « Dites aux gens que je les aime », a-t-il lancé, au bord des larmes. On t’aime aussi, Serge.

IMAGE TIRÉE DE RADIO-CANADA

Serge Fiori 

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Même la télé, j’en ai assez. En entrevue il y a deux semaines, le philosophe Alain Deneault m’a parlé du penseur Günther Anders qui a analysé l’écran cathodique dès ses débuts. « Il montre que la télévision, déjà dans les années 50, n’est pas un média de masse, c’est un média d’ermites de masse, a rappelé Deneault. Il montre que ce média favorise le confinement. Il crée un être solitaire qui ressemble à tous les autres êtres solitaires et que c’est en consommant la même chose que les gens solitaires ont l’impression d’être moins seuls. » Voilà qui fait mieux comprendre la viralité de Tiger King.

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On regarde avec quelle violence l’épidémie frappe les CHSLD et les résidences pour aînés au Québec, et il faudra réfléchir sérieusement à la façon dont on les met, en quelque sorte, en cage, eux aussi. Une fois de plus, on constate l’esprit visionnaire de la dramaturge Annabel Soutar, qui nous a donné la pièce J’aime Hydro. L’automne dernier, sa compagnie de théâtre documentaire Porte Parole a présenté Tout inclus, une enquête de François Grisé sur les résidences pour aînés, qui sont devenues, avec la démographie vieillissante au Québec, une véritable industrie. Avec les côtés moins reluisants de toute industrie qui carbure au cash. Comme pour J’aime Hydro, c’est un « work in progress », une pièce qui augmentera avec le temps. Nul doute qu’avec la pandémie, François Grisé et Annabel Soutar devront ajouter un chapitre aussi tragique que nécessaire. Et ce sera un devoir d’être à l’écoute.

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Je sors de moins en moins, à mesure que nous approchons du pic de la pandémie – je n’oublie pas que c’est un privilège, quand tant de gens sont au front pour qu’on passe au travers, parmi lesquels mon petit frère qui travaille dans un hôpital, pour lequel je me fais un sang d’encre.

Non par crainte d’attraper le virus, mais parce que l’ambiance de ma ville me blesse. La méfiance, la distance, les gens en file, les masques qui se multiplient, les dénonciations à la police, les rues vides, ça devient sinistre. Si l’amoureux est le Monsieur Net de la maison, je suis de mon côté la Madame Internet qui fait les commandes en ligne, devenue aussi experte là-dedans que dans l’art d’apprêter mes restes sans gaspillage, en attendant une livraison. De toute façon, j’en avais assez de faire l’épicerie en sprintant comme une folle (mon seul jogging). J’ai reçu un panier des fermes Lufa comme le plus beau des cadeaux de Noël, que j’ai déballé en m’extasiant sur chaque légume local, comme une enfant d’autrefois reconnaissante de recevoir une orange. Enfin, je remercie le ciel d’avoir loué un logement avec balcon. Le retrouver a été comme une lueur d’espoir. C’est une phrase de Miron (encore lui), qui m’est venue en tête : ça ne pourra pas toujours ne pas arriver. La cage va bien finir par s’ouvrir.