L’autrice, actrice et militante innue Natasha Kanapé Fontaine est l’instigatrice avec la chanteuse inuk Elisapie Isaac d’un spectacle bénéfice en solidarité avec la nation wet’suwet’en, mercredi au Cabaret La Tulipe, en collaboration avec Pop Montréal. Jeremy Dutcher, Dominique Fils-Aimé, les sœurs Boulay, Lydia Képinski, Florent Vollant, Anachnid et plusieurs autres sont annoncés. Discussion sur fond de crise.

Marc Cassivi : Est-ce qu’un avantage d’une crise comme celle-ci, c’est de faire en sorte que les gens soient mieux informés des réalités autochtones ?

Natasha Kanapé Fontaine : Je ne sais pas. Pendant la crise d’Oka, il y avait une forme de propagande de la part des grands médias de masse qui a changé la perception des gens, de façon négative, du jour au lendemain, vis-à-vis des autochtones. Cette fois-ci, certains médias ont tenté de faire la même chose, mais ça n’a pas fonctionné.

M.C. : Pourquoi, à ton avis ? Les gens sont mieux informés ?

N.K.F. : Ils ont accès à plus d’information, notamment sur le web. Et puis, on a tellement donné d’entrevues !

M.C. : Les autochtones ont plus voix au chapitre qu’il y a 30 ans…

N.K.F. : Il y a quand même beaucoup de journalistes qui ont fait un travail d’information en rapportant des faits historiques dont on parle peu d’habitude. Ce que j’ai vu dernièrement par rapport à la situation, même dans certaines caricatures des journaux, c’est que si la majorité cesse de répéter les comportements d’oppresseurs de ses ancêtres, les symptômes comme les blocus ferroviaires vont s’arrêter. Ça m’a surprise qu’on soit tout d’un coup rendus là !

PHOTO JASON FRANSON, LA PRESSE CANADIENNE

Les chefs héréditaires wet’suwet’en Rob Alfred, John Ridsdale et Antoinette Austin

M.C. : À sortir en quelque sorte du déni collectif de la colonisation ? Il y a de plus en plus de gens prêts à prendre la responsabilité de ce que les peuples autochtones ont subi…

N.K.F. : Oui, tranquillement. Il y a eu beaucoup d’alliés qui se sont manifestés publiquement. Mais il y a aussi eu une montée du racisme, plus marquée ailleurs au Canada qu’au Québec, cela dit.

M.C. : La crise a révélé le meilleur comme le pire ?

N.K.F. : Oui. C’est ce que j’ai tenté d’observer dans les dernières semaines. Au Québec, le premier ministre Legault a vraiment mis de l’huile sur le feu en parlant des AK-47. J’ai trouvé ça très dangereux. Tandis qu’au fédéral, au contraire, Trudeau a dit : « Ce sont des citoyens canadiens. On n’enverra pas l’armée. » On a peu souvent l’impression d’être considérés comme des citoyens canadiens…

M.C. : En route vers l’entrevue, j’écoutais une chanson d’Anachnid à Ici Musique. À CBC Music, on diffuse plus souvent de la musique d’artistes autochtones. Il y a des émissions consacrées entièrement à la musique autochtone, au rap, au métal, au folk d’artistes autochtones. Est-ce qu’il y a deux poids, deux mesures dans notre manière d’aborder l’art autochtone au Québec et au Canada anglais ?

N.K.F. : Il y a quelques années que j’y réfléchis. Je ne veux pas dire qu’on est en retard au Québec, mais il y a des choses qui ont bougé plus vite dans le reste du Canada. C’est peut-être lié au fait que, dans l’histoire du Québec, il y a eu une oppression de la part des Canadiens anglais. Les Québécois se sont émancipés de cette oppression-là. Mais comme c’est souvent le cas, l’opprimé peut aussi devenir l’oppresseur, et ça s’est répercuté sur l’ensemble des communautés autochtones du Québec. Je m’intéresse plus à ce qui a été écrit par les autochtones du Canada anglais, et il y a des livres importants dont on aurait besoin en ce moment au Québec pour mieux comprendre notre « condition ». C’est la raison pour laquelle je me suis tournée vers la traduction. Je traduis en ce moment le roman d’une auteure inuk anglophone. C’est assez cru. Je pense qu’on a besoin de cette littérature qui raconte comment des personnages vivent dans certaines conditions. Pour que l’on puisse mieux les comprendre.

M.C. : J’ai lu récemment le roman de Tanya Tagaq, Croc fendu, qui est assez cru aussi.

N.K.F. : Oui, c’est assez cru. Ces autrices contribuent à changer l’image qu’on se fait de la nordicité, qui est souvent fantasmée. Ces femmes nous présentent sans filtre le plus vrai, le plus cru de leur réalité et de ce qu’elles ont vécu à l’enfance et à l’adolescence. C’est important de se tourner vers des auteurs autochtones pour comprendre certaines choses.

PHOTO NATHAN DENETTE, LA PRESSE CANADIENNE

L’artiste Elisapie

M.C. : L’idée du spectacle de mercredi vous est venue comment ?

N.K.F. : Il y a deux semaines à peine, Elisapie m’a appelée un matin en me disant : « Il faudrait faire quelque chose ! » Je lui ai répondu : « Je sais ! Ça fait deux semaines que j’y pense ! » (Rires) Alors on a décidé de faire un spectacle-bénéfice en mobilisant les gens qu’on connaît. Il y a une vingtaine d’artistes qui ont confirmé leur présence, et ce ne sont pas que des autochtones ! Malgré tout ce que certains médias ont pu tenter de faire, diviser, déformer le message de Wet’suwet’en ou des autochtones, plusieurs ont cherché un moyen de se rassembler et de s’impliquer. Ils ne savaient pas comment prendre la parole…

M.C. : Pour montrer leur solidarité ?

N.K.F. : Exactement. C’est la preuve que les gens ne sont pas tous en train de se monter les uns contre les autres. Malgré certains discours qui sont véhiculés, on a donné un rendez-vous, et les gens répondent à l’appel.

M.C. : J’entends depuis le début que tu en as contre le discours médiatique. Crevons l’abcès ! Tu trouves que les médias de masse passent à côté de l’essentiel ?

N.K.F. : Je voyage volontairement beaucoup au Québec pour prendre le pouls des gens. Si on ne se fie qu’aux médias de masse et aux réseaux sociaux, on a l’impression que les gens sont racistes, qu’ils discriminent partout et qu’ils ne veulent pas entendre parler de nous. Juste rapporter ce que François Legault dit des AK-47 peut avoir des répercussions très négatives sur la population, notamment dans les communautés. Les liens peuvent être fragilisés, alors qu’on tente, depuis des années, de construire des liens plus forts, au niveau communautaire, populaire, mais aussi en littérature, au cinéma, à la télévision. Mais j’ai l’impression que cette fois-ci, la population générale était mieux outillée pour recevoir ce genre de déclaration.

M.C. :  Peut-être parce qu’il y a un contrepoids médiatique ? Quand les médias jouent bien leur rôle, ils servent de filtre à la propagande, autant d’un côté que de l’autre. Il n’y a pas qu’un seul discours médiatique…

N.K.F. : Peut-être. C’est aussi le fait que ça fait huit ans qu’Idle No More existe et que ceux qui sont « nés » dans ce mouvement — j’en fais partie — ont continué à faire le plus possible d’éducation et de tenter de verbaliser les réalités et les expériences. Dans mon cas, par la littérature et la poésie. Dans l’ensemble, on a aussi réussi à faire contrepoids. Il y a toujours un danger lorsqu’un média de masse décide, dans toutes ses ramifications, de reproduire le même message de manière répétitive. Ça porte atteinte à tout ce qu’on a construit. Pour l’instant, j’ai l’impression que nos liens sont restés forts. On n’aura pas à tout recommencer.

M.C. :  Donc pour revenir à ma question de départ, il y a quelque chose de rassurant à voir qu’en temps de crise, les gens en apprennent davantage, qu’ils sont plus curieux et mieux informés ? Il n’y a pas longtemps, bien des gens ne faisaient pas la différence entre Innu et Inuit. Votre collaboration, à Elisapie et toi, contribue à la confusion ! (Rires)

N.K.F. : J’ai failli faire la blague il y a deux semaines ! (Rires)

M.C. : À la veille de ce spectacle rassembleur donc, tu restes optimiste ?

N.K.F. : C’est un peu ma conclusion. Je me suis trouvée étrangement optimiste depuis quelques semaines ! Après avoir eu très peur des conséquences. Il faudra réfléchir à la suite et prévenir les contrecoups — il y a eu beaucoup de violence verbale —, mais on vient de vivre un moment historique vers notre reconnaissance pleine et entière. D’autres l’ont dit : il y aura un avant et un après Wet’suwet’en.