La déesse des mouches à feu, adaptation du roman de Geneviève Pettersen, a terminé en tête du box-office québécois et canadien à son premier week-end à l’affiche. Mais avec l’annonce de la fermeture des salles, le très beau film d’Anaïs Barbeau-Lavalette, présenté en première mondiale à la Berlinale quelques jours avant le début de la pandémie, a disparu des écrans. Mercredi, à son dernier jour dans les cinémas avant de reprendre éventuellement l’affiche, il était au sixième rang des films les plus populaires en Amérique du Nord.

Marc Cassivi : Tu es la première personne à qui j’ai pensé quand le gouvernement a décidé de fermer les cinémas et les salles de spectacle. Le fait que le film ait été si populaire et qu’il soit premier au box-office au Canada a rendu ça encore plus doux-amer ?

Anaïs Barbeau-Lavalette : C’est cruel ! C’est très paradoxal, le sentiment que j’ai en ce moment. On savait que c’était une prise de risque assumée de sortir le film à ce moment-ci. Mais personne ne s’attendait à ce que tout ferme. L’espèce de charge d’amour qu’on a reçue pendant ces cinq jours a été extraordinaire. On m’a rapporté des discussions dans le métro de jeunes qui prévoyaient aller voir le film. Des gens pour qui le cinéma québécois est un genre en soi, gris et austère, qu’on ne regarde pas ! Je ne pense pas que ça rend ça plus triste. Ça rend ça très beau. Et encore plus bouleversant.

M. C. : Ça donne de l’espoir…

A. B-L. : Tout le monde a voulu voir le film quand on a annoncé la fermeture des salles. C’était complet partout ! Le mot s’est passé très vite. Le film est devenu l’emblème de ce dont on a tant besoin en ce moment, et qu’on nous enlève.

M. C. : Il y a effectivement quelque chose de très fort dans la symbolique. C’est anecdotique, mais mon fils me disait le week-end dernier qu’il avait l’intention d’aller voir ton film. C’est rare qu’il s’intéresse au cinéma québécois. Il y avait là, pour moi, le germe d’un désir, pas seulement de voir un film québécois, mais de s’initier au cinéma québécois. On lui coupe l’herbe sous le pied et je peux seulement espérer qu’il en aura autant envie dans un mois ou deux. Les artistes comprennent qu’ils doivent contribuer à l’effort collectif. Je me demande si, en contrepartie, on mesure bien l’impact de cette décision. On ne ferme pas seulement des salles…

PHOTO FRANÇOIS ROY, ARCHIVES LA PRESSE

La scénariste Catherine Léger, la comédienne Kelly Depeault et la réalisatrice Anaïs Barbeau-Lavalette à la première de La déesse des mouches à feu, au cinéma Quartier latin, à Montréal, le 18 septembre dernier.

A. B-L. : C’est douloureusement criant d’incompréhension. Notamment pour les jeunes, qui n’ont pas l’habitude de fréquenter nos salles et qui étaient vraiment au rendez-vous, pour toutes sortes de raisons. Il y a aussi le contexte qui l’explique. Il n’y a pas d’offre américaine en ce moment, alors tout à coup, c’est le film dont ils entendent parler parce que le mot arrive à percer. On peut imaginer qu’avec un pied dans la porte du cinéma québécois, ils auraient eu envie d’en découvrir d’autres.

C’était l’occasion d’ouvrir toute une génération à un pan crucial de notre identité, auquel elle était fermée jusqu’à maintenant. Cette porte-là s’est refermée de manière brutale et injustifiée, selon moi. C’est sûr que ça fait mal. Il y a aussi une incompréhension de la capacité du cinéma, et du théâtre, de panser nos plaies.

Anaïs Barbeau-Lavalette

M. C. : C’est un baume…

A. B-L. : C’est plus qu’un baume ! Le baume, pour moi, c’est d’avoir reçu des pelletées de témoignages. Parce que j’étais profondément peinée. J’avais de la peine plus que de la colère pour ces ailes brisées. J’ai trouvé ça violent. Mais la pluie de déclarations que j’ai reçue, de gens de sensibilités, de cercles sociaux et de générations différentes, m’a fait comprendre que des gens se sont sentis « réparés » par le film. Ils ont braillé tout ce qu’ils avaient à brailler et qui était contenu. Des vannes se sont ouvertes. Je pense que le cinéma a un pouvoir de guérison que je ne soupçonnais pas. Dans le contexte actuel, on sous-estime la nécessité et la puissance que peut avoir une expérience en salle. C’est être ensemble dans un contexte somme toute protégé et ça nous manque.

M. C. : Mon objection à la fermeture des salles est d’abord philosophique. Je comprends qu’il faut limiter la socialisation et éviter d’encourager les rassemblements, mais je refuse cette idée que la culture est essentiellement un divertissement dont on peut facilement se passer, en faisant fi de ses impacts, notamment sur la santé mentale. Surtout qu’il n’y a pas de données probantes qui démontrent que les salles de spectacle ou de cinéma ont été des foyers d’éclosion.

A. B-L. : C’est ce qui rend ça brutal, de façon intangible. Le drame est beaucoup plus vaste que d’enlever un film à l’affiche, c’est sûr. C’est impalpable, la trace et l’espèce d’étreinte que peut laisser un film quand on le rencontre. Pas seulement au moment où on le regarde, mais par la suite, par ricochet. C’est ce que je reçois comme témoignages : le film rencontre les gens et s’installe en eux pour un moment. Je pense que ça fait du bien. C’est pour ça que c’est plus vaste que du divertissement.

M. C. : Tu poses un regard humaniste sur la société, tu t’intéresses à la politique, au sort que l’on réserve à l’environnement. Ce doit être déchirant de vivre la déception d’un film subitement retiré de l’affiche alors qu’il y a tous ces autres problèmes qui nous inquiètent…

A. B-L. : Il faut vraiment être résistant pour ne pas sombrer dans une profonde tristesse en ce moment ! Je me trouve chanceuse d’avoir des enfants pour ça. Mon seul pouvoir de résistance, c’est de leur garrocher tout ce qu’il me reste de joie au quotidien ! La crise climatique prenait déjà beaucoup de place. Avec ce qui s’est passé avec Joyce [Echaquan], mon film a vraiment l’air d’une petite miette de rien. Tout ça devient un magma d’incompréhension de la part de ceux qui nous gouvernent. Je sais que c’est très difficile et je ne voudrais pas être à leur place, mais ils sont noyés dans des décisions de surface et ils échappent le cœur.

M. C. : Il faut savoir reconnaître les problèmes de façon plus globale. Refuser de reconnaître le racisme systémique envers les Premières Nations, par exemple, ça me semble relever de l’aveuglement volontaire. C’est vrai qu’on n’est pas à leur place et que ce doit être difficile de diriger, mais je trouve qu’ils ont parfois une vision à courte vue. C’est un peu la même chose en culture, pour moi.

A. B-L. : Je ne sais pas si c’est de l’aveuglement autant que de l’ignorance. Il y a un manque de rencontre. Ceux qui nous gouvernent ne connaissent pas les Premières Nations ou ne s’y intéressent pas assez. Sinon, ils auraient reconnu très vite le racisme systémique. C’est pareil pour l’art. À quel point sont-ils allés à la rencontre de créateurs pour prendre ces décisions ? On vit dans des vases clos et il manque de brèches. Quand on parle de l’âme, ça peut sembler quétaine, mais on parle de la substance de ce que l’on est.

Si tu refuses de reconnaître le racisme systémique, et que tu refuses de reconnaître l’art comme pouvant être salvateur, il y a quelque chose de l’essentiel qui t’échappe.

Anaïs Barbeau-Lavalette

M. C. : Je suis peut-être trop cynique, mais la population générale ne va pas manifester pour que les théâtres et les cinémas restent ouverts. Nos dirigeants savent que ce n’est pas une décision qui leur sera coûteuse politiquement…

A. B-L. : Je me le demande si ça ne pourrait pas faire mal, politiquement. Je ne veux pas tout ramener à mon film, mais cette décision-là vient aussi dire, en particulier aux jeunes à qui il est destiné : ce qu’il vous restait, on vous l’enlève. Je ne veux pas tout mettre dans le même panier parce que ça peut être maladroit, mais je ne suis pas si certaine qu’il n’y a pas un prix politique à payer. Je ne sais pas si c’est toi qui es trop cynique ou moi pas assez, mais quand Legault parle avec enthousiasme sur Twitter de certains livres québécois, j’ai envie de croire à ses élans…

M. C. : J’y crois moi aussi ! Lorsqu’il parle de La déesse des mouches à feu ou qu’il dit qu’il va régulièrement au théâtre… Mais je ne suis pas convaincu qu’il mesure à quel point c’est important, dans l’absolu.

A. B-L. : On traverse tous une crise vertigineuse et angoissante. Je n’ai pas envie de l’accuser, mais de lui tendre la main pour qu’il revienne peut-être sur sa décision. Parce que l’art est de son bord. L’art peut faire du bien à la population. L’art peut être lié à la santé. On cherche un vaccin, mais, en attendant, aller voir des films, ça peut faire partie de la solution !