Le meurtre de George Floyd, qui a remis plus que jamais le mouvement Black Lives Matter sur le devant de la scène, a eu un impact dans les salles de rédaction des magazines féminins pour lesquels l’édition du mois de septembre est la plus prestigieuse.

Cela a des échos jusqu’au Québec. Clin d’œil a choisi la rappeuse Sarahmée pour la couverture de son plus récent numéro, tandis que le magazine Véro, en kiosque le 20 août, fait sa une avec 11 femmes noires influentes, sous le titre Non au racisme ! : Dominique Fils-Aimé, Mélissa Bédard, notre collègue journaliste Marissa Groguhé, Fabienne Colas, Sarahmée, Régine Laurent, Alicia Kazobinka, Noémi Mercier, Carla Beauvais, Jennifer Abel et Naila Tremblay. Ce sera la première fois depuis la création du magazine qui porte son nom que Véronique Cloutier n’apparaîtra pas en couverture.

Les magazines féminins au diapason de Black Lives Matter
  • Le numéro du Vogue UK est consacré à l’activisme en proposant une galerie de portraits de personnes engagées, avec en couverture la mannequin Adwoa Aboah et le footballeur Marcus Rashford, photographiés par Misan Harriman, qui est le premier photographe noir à prendre la une en 104 ans de l’histoire du magazine anglais.

    IMAGE DE LA COUVERTURE DE VOGUE UK

    Le numéro du Vogue UK est consacré à l’activisme en proposant une galerie de portraits de personnes engagées, avec en couverture la mannequin Adwoa Aboah et le footballeur Marcus Rashford, photographiés par Misan Harriman, qui est le premier photographe noir à prendre la une en 104 ans de l’histoire du magazine anglais.

  • Pour la première fois, Oprah Winfrey ne fait pas la couverture de son célèbre magazine. La couverture du numéro de septembre rend en effet hommage à Breonna Taylor, elle aussi victime de brutalité policière.

    IMAGE DE LA COUVERTURE DU MAGAZINE OPRAH

    Pour la première fois, Oprah Winfrey ne fait pas la couverture de son célèbre magazine. La couverture du numéro de septembre rend en effet hommage à Breonna Taylor, elle aussi victime de brutalité policière.

  • Le magazine Châtelaine consacre sa couverture à la journaliste et animatrice Tracy Moore, qui aborde le racisme systémique.

    IMAGE DE LA COUVERTURE DE CHÂTELAINE

    Le magazine Châtelaine consacre sa couverture à la journaliste et animatrice Tracy Moore, qui aborde le racisme systémique.

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Prise de conscience ? Air du temps ? Opportunisme ? C’est une couverture qui suscitera toutes sortes de réactions, positives et négatives, et Véronique Cloutier en est bien consciente. « Quand sont mises de l’avant les injustices que subissent les Noirs, comme bien des gens, je sympathise, j’ai de la compassion, je suis outrée, mais pour moi, ça s’arrêtait là, confie-t-elle. Mais là, je pense qu’on peut dire merci à la pandémie et aux réseaux sociaux, parce que cette fois-ci, j’ai décidé de pousser ma réflexion. Les réseaux sociaux ont parlé tellement fort après le meurtre de George Floyd qu’il faut être bien insensible pour ne pas écouter. »

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, ARCHIVES LAPRESSE

Véronique Cloutier

Ce n’est plus assez de ne pas être raciste, il faut être antiraciste. Je pense que la prise de conscience est vaste, collective, et à l’échelle planétaire. Vraiment, dans ma vie, ça a changé quelque chose. Je veux faire plus et mieux.

Véronique Cloutier

Sophie Banford, directrice générale chez KO Media et KO Éditions, qui héberge le magazine Véro, rappelle que l’entreprise a racheté Elle Québec et Elle Canada l’an dernier, et que l’inclusion et la diversité font partie de l’esprit des magazines : corporelle, sexuelle, générationnelle et culturelle. Le Elle Canada est dirigé par Vanessa Craft, femme noire, et le deuxième numéro sous KO Media, avec Winnie Harlow et Stephan James en couverture, a été un franc succès, dit-elle. Mais elle avoue que la mort de George Floyd a suscité énormément de discussions au sein des équipes québécoises.

PHOTO PATRICK SANFAÇON, LA PRESSE

Sophie Banford, directrice générale chez KO Media et KO Éditions

Je croyais qu’on était plus loin qu’on l’est vraiment. Je pense qu’il faut continuer ce qu’on a commencé, et que ça passe par l’éducation. En 2020, on entend souvent dire au Québec qu’on n’est pas raciste, mais je regardais les nominations aux prix Gémeaux, et tu vois qu’il y a beaucoup à faire dans certains domaines.

Sophie Banford, directrice générale chez KO Media et KO Éditions

Elle ne croit pas que les magazines québécois sont en retard par rapport au reste du monde, mais ce n’est pas le son de cloche que j’entends de la part de femmes racisées. D’ailleurs, certaines ont refusé de faire la couverture du Véro, par crainte d’être utilisées, ou peut-être juste lasses d’être sollicitées seulement pour ce genre de projet. « C’est une méfiance que je comprends à 100 %, dit Véronique Cloutier. Ce que j’ai compris dans les derniers mois, c’est que la diversité, ce n’est plus assez. Ce n’est plus assez de mettre une personne noire en couverture pour qu’elles soient représentées. Il faut savoir mieux les mettre en lumière, il faut engager des gens à d’autres niveaux, en avoir aussi dans la direction, chez les pigistes… »

COUVERTURE DU MAGAZINE VÉRO

Véronique Cloutier a écrit une lettre aux 11 participantes dans laquelle elle s’engage à encore plus diversifier son équipe sur tous les plans. « Tsé, il y a 15 ans, il n’y avait pas de coachs ni de directeurs noirs dans la NFL, juste des joueurs, explique-t-elle. Ils ont obligé la ligue à rencontrer des candidats noirs pour chacun des postes de direction qu’ils affichaient, et 15 ans plus tard, il y en a plein dans les postes de direction. Je me mets à leur place : heille, il faut vraiment vous obliger ? »

« Ce numéro est un premier pas important, poursuit-elle. Parce qu’on n’a pas juste pris des filles pour faire des portraits, on a aussi engagé des maquilleuses et des coiffeuses noires qu’on ne connaissait pas. Elles ont fait une super job, et ma directrice artistique va les rappeler pour d’autres shootings. Ça nous permet de s’ouvrir un peu et de voir qu’il y a plein de talents partout chez les personnes racisées, et on fait de belles découvertes, évidemment. »

Véronique Cloutier considère que c’est un avancement qui doit se faire main dans la main. « Je suis infiniment reconnaissante envers les 11 femmes qui ont dit oui. Si aucune femme noire ne veut faire mon cover, je n’avance pas, malgré toutes les bonnes intentions du monde. Je suis très émue et fébrile de lancer ce numéro-là, je le fais avec toute l’humilité du monde, ce n’est pas pour me faire dire bravo. Dans mes réflexions des derniers mois, j’ai bien intégré le concept de privilège blanc. Je comprends que c’est à moi d’utiliser ma voix pour donner un tremplin aux autres. Elles n’ont pas besoin de moi pour parler, rayonner et s’accomplir, mais elles ont peut-être besoin de moi pour le faire savoir. »

Et elle espère bien sûr que le numéro aura du succès, bien qu’elle sache pertinemment que son lectorat est principalement blanc. « Je le dis en toute modestie, j’espère que ça va ouvrir les yeux de certaines personnes. Si ça ne marche pas bien, ça va être un peu triste comme constat. Mais j’ai confiance en mes lectrices, et puis l’autre affaire, c’est que ce serait le fun que ça amène de nouvelles lectrices qui n’achètent pas spontanément le Véro. Que ça attire leur attention pour les bonnes raisons. »

« Montre-moi ton C.A. »

Personne n’est contre la vertu, mais beaucoup de personnes racisées sont échaudées face à des engouements passagers dictés par l’actualité brûlante. Elles craignent avec raison de participer à une ouverture de façade, en plus d’en avoir assez qu’on les appelle uniquement quand ça chauffe sur la question du racisme. La journaliste et animatrice Noémi Mercier, bien sûr flattée d’apparaître aux côtés des 10 autres femmes sur la une du Véro, considère que ce n’est pas un aboutissement, mais le jour 1 de quelque chose. « Je pense que l’industrie des médias est globalement en retard sur ces enjeux, note-t-elle. Les magazines féminins n’ont pas à être tenus à de plus hauts standards que les autres médias, mais il faut reconnaître qu’ils sont plus avancés que d’autres magazines québécois qui ne traitent même pas de ces sujets dans leurs pages. »

En fait, dans un monde idéal, ce genre de couverture ne devrait plus faire l’évènement, selon Vanessa Destiné, recherchiste et chroniqueuse au 15-18, qui a été marquée, lors d’une récente manif de Black Lives Matter, par une pancarte où l’on pouvait lire « Show me your executive board » (« montre-moi ton conseil d’administration »). « Je dirais aussi "montre-moi ta salle de rédaction". Parce que c’est le nœud du problème. Il faut que les équipes soient diversifiées et qu’il y ait une multitude de points de vue. Ce n’est pas normal qu’il n’y ait que des rédactrices blanches pour écrire sur des sujets complexes comme le racisme ou l’intersectionnalité. Cela ne veut pas dire non plus que tous les magazines féminins doivent du jour au lendemain être militants. Je pense qu’au contraire, ce serait merveilleux de donner la chance à des femmes racisées de ne pas être politisées, d’écrire sur les dernières tendances ou sur le maquillage, d’avoir la chance d’être insouciantes elles aussi. »

IMAGE DE LA COUVERTURE DU CLIN D'OEIL

La rappeuse Sarahmée, sélectionnée au dernier gala de l'ADISQ, apparaît sur la page couverture du Clin d’œil.

Vanessa Destiné a trouvé magnifique la une du Clin d’œil avec Sarahmée, mais elle considère aussi que ça aurait pu être fait avant. « Elle a eu une année de fou en 2019, première nomination à l’ADISQ, elle a lancé son album, c’est une rappeuse noire dans un rap game au Québec qui est dominé par les Blancs. C’étaient plusieurs statements en soi, et on attend Black Lives Matter pour la mettre en une. C’est difficile à dire, parce que je sais que du côté des salles de rédaction, c’est “damned if you do, damned if you don’t”. Le call out va venir de toute façon. Parce que Black Lives Matter, c’est depuis 2014, et les discussions sur la diversité au Québec ont été amorcées à peu près dans cette période-là. Je ne comprends pas qu’on soit devant le fait accompli de cette mobilisation planétaire et qu’on se dise qu’il faut prendre le train. Le train est déjà passé ! »

Il faut aussi comprendre, dit-elle, que la diversité est beaucoup plus complexe que le rapport noir-blanc et que d’autres communautés sont marginalisées. « Dans la conversation au Québec sur la diversité, la solution d’à peu près tout le monde est juste de mettre un Noir quelque part. Il faut élargir la discussion pour que les Noirs n’incarnent pas cette diversité, parce qu’on n’en a pas le monopole. »

L’écrivaine Chloé Savoie-Bernard est celle qui a signé le portrait de Sarahmée dans Clin d’œil. Elle me raconte qu’à l’apogée de Black Lives Matter, sa boîte privée d’Instagram a été envahie de personnes dont elle était de toute évidence la seule connaissance noire, et qui lui demandaient son opinion. « C’est lourd émotionnellement de recevoir ça », souligne-t-elle.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, ARCHIVES LA PRESSE

Chloé Savoie-Bernard

Elle se rappelle aussi avoir délaissé ces magazines quand elle était plus jeune, à force de ne pas voir sa réalité dans leurs pages. « Les cinq coiffures de l’été, je ne pouvais jamais me les faire… Je pense qu’il ne faut pas sous-estimer l’impact d’une couverture avec une personne non seulement noire, mais queer, et qui n’a pas la peau pâle, avec les cheveux rasés ! Je suis ravie d’avoir écrit l’article, mais on veut que ça continue. Ce qui pourra déterminer si c’est opportuniste ou non, c’est l’avenir. Si ça prend encore des années avant qu’une femme racisée fasse la couverture d’un magazine, on pourra dire à rebours que ça l’était. Mais j’ai envie d’avoir cet optimisme-là que les choses vont peut-être changer. »