La bouée de sauvetage financière lancée par le gouvernement fédéral compte beaucoup pour le monde de la culture. Québec a aussi assuré le milieu de son soutien, tôt dans la crise. Or, la lenteur et le manque de clarté du gouvernement Legault commencent à inquiéter des travailleurs et une industrie qui craignent une « hécatombe ».

Dans les jours qui ont suivi l’interdiction des rassemblements de 250 personnes, puis de tous les spectacles, Viviane Morin a perdu le sommeil. Elle pensait aux scénographes, concepteurs d’éclairage, directeurs de production et autres artisans liés à l’Association professionnelle des arts de la scène du Québec (APASQ), qu’elle dirige. « On est quoi, 280 membres ? Et j’en connais au moins 100 personnellement, dit-elle. Je ne dormais plus juste à penser qu’ils pourraient se retrouver devant rien. »

Les concepteurs et les autres membres des équipes techniques sont souvent « au bas de l’échelle » dans le domaine des arts de la scène, estime Viviane Morin. Ils ne comptent pas leurs heures, selon elle, et ne reçoivent pas de gros cachets. « Ils font en moyenne entre 15 000 $ et 25 000 $ par année », précise la directrice générale de l’APASQ, ajoutant que plusieurs ont un revenu d’appoint.

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Dans les coulisses de la pièce Le tour du monde en 80 jours pendant un enchaînement technique en répétition au TNM

Sauvetage fédéral

Sophie Prégent, présidente de l’Union des artistes, souligne l’effort du gouvernement fédéral : « Oui, [la PCU] marche », dit-elle. La subvention salariale aux entreprises est aussi unanimement saluée. Ce n’était toutefois pas du sur-mesure pour le monde des arts.

Une chance qu’il y a eu la Prestation canadienne d’urgence [PCU], sinon ç’aurait été catastrophique.

Viviane Morin, directrice générale de l’APASQ

La structure de revenus des artistes et des contractuels du domaine de la culture est complexe et peut inclure des revenus ponctuels comme des droits de suite, des redevances, etc. Il fallait s’assurer qu’un compositeur qui reçoit un chèque de 150 $ ne soit pas privé des 2000 $ de la PCU, dit entre autres Geneviève Côté, de la SOCAN.

Mercredi, Ottawa a annoncé un élargissement des critères d’admissibilité à la PCU qui a fait pousser un soupir de soulagement dans le monde culturel. Vendredi, le gouvernement fédéral a aussi débloqué 500 millions en soutien salarial et pour venir en aide à des organisations aux prises avec des problèmes de liquidités dans le milieu culturel.

« Il n’y a plus grand monde qui ne se qualifiera pas. Soit tu es employé et ton employeur va se qualifier, soit tu es contractuel ou temporaire et tu le seras », se réjouit Geneviève Côté. Viviane Morin trouve des points « positifs » à cet élargissement, mais estime que « cela ne règle pas le manque de revenu pour la suite des choses ».

Lenteur à Québec

Que fait le ministère de la Culture et des Communications du Québec (MCC) pendant ce temps ? Il se montre à l’écoute, dit tout le monde. Les résultats se font toutefois attendre. Et en déçoivent plusieurs, parfois. L’annonce que les cachets des artistes et artisans touchés par l’annulation des spectacles seraient « honorés » n’a pas tenu la route.

« On s’est vite rendu compte que ce ne serait pas le cas », constate Viviane Morin. Pas pour tout le monde, du moins. « C’est du cas par cas, reconnaît Sylvie Meste, directrice générale du Conseil québécois du théâtre [CQT]. Les compagnies ou producteurs qui le pouvaient l’ont fait. D’autres non. Ça dépend de leur santé financière. »

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Sophie Prégent, présidente de l’Union des artistes, salue l’effort du gouvernement fédéral.

Sophie Prégent a aussi cru, « les deux ou trois premiers jours », que le milieu culturel serait soutenu. Comme d’autres, elle déplore un manque de suivi et d’informations en provenance du MCC, mais croit néanmoins que cette lenteur signifie probablement qu’il fait « les bonnes choses ».

On sait que ça travaille fort en haut lieu, mais on ne sait pas comment et on n’est pas consultés. Ça, c’est un peu inquiétant.

Fabienne Cabado, du Regroupement québécois de la danse (RQD)

Des associations confirment avoir été invitées à une conférence téléphonique qui aura lieu lundi pour parler de « relance économique » avec le monde de la culture. L’ordre du jour porte l’en-tête du ministère des Finances, mais la ministre de la Culture et des Communications sera aussi en ligne.

Une inquiétude palpable

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Solange Drouin, directrice générale de l’ADISQ, croit que, d’ici à ce qu’un « feu vert » à la reprise des activités soit donné, les entreprises et les artistes doivent pouvoir maintenir l’offre.

À la confusion actuelle – les grands évènements sont interdits jusqu’au 31 août, mais pas les spectacles dans les petites salles, qui pourraient théoriquement rouvrir après le 4 mai – s’ajoute l’incertitude quant à la reprise des activités. Ici, on redoute une « hécatombe », là un « effondrement ». La durée de la « pause » actuelle sera déterminante pour la survie des diffuseurs, compagnies de production et peut-être même de certaines institutions, observe-t-on.

Il faut envisager un plan de relance sur la prochaine année au complet. Si on regarde ça mois par mois, ça ne donnera rien.

Solange Drouin, directrice générale de l’ADISQ

Solange Drouin, de l’ADISQ, ajoute que, d’ici à ce qu’un « feu vert » à la reprise des activités soit donné, les entreprises et les artistes doivent pouvoir maintenir l’offre. « Il faut rester vivants », dit-elle, et donc donner aux gens les moyens de faire leur travail.

« Il faut que les structures théâtrales puissent se maintenir le temps de la traversée pour avoir les reins assez solides quand viendra le moment de reprendre les activités », dit aussi Sylvie Meste (CTQ). Ce sont en effet les théâtres et les compagnies de production, petites et grandes, qui donnent du travail. « S’il n’y a pas de spectacles présentés, je ne sais pas si le milieu va survivre, à moins de mesures exceptionnelles », estime toutefois Viviane Morin.

Défendre la culture après la crise

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Fabienne Cabado, du Regroupement québécois de la danse.

« Autant la pandémie est un révélateur des inégalités sociales, autant elle met en lumière la fragilité du secteur [des arts] », estime Fabienne Cabado, du Regroupement québécois de la danse (RQD). Et personne n’est dupe : il ne sera pas facile de défendre le financement de la culture après une crise qui aura, entre autres choses, révélé des lacunes quant à la distribution des soins de santé et l’approvisionnement en matériel médical d’urgence.

Solange Drouin n’est pas la plus pessimiste. « Au Québec, c’est 1 % du budget. Je pense qu’on va rester à ce niveau-là, prévoit-elle. Ce n’est jamais facile de défendre la culture, mais on sent la sensibilité de deux gouvernements. »

Il faudra valoriser le travail des gens du secteur culturel, croit Viviane Morin. Et changer notre regard sur la culture, selon Fabienne Cabado, qui n’est pas un accessoire au tourisme, mais à la source d’une partie de l’activité touristique. « Si le tourisme est touché, c’est parce que les arts sont touchés », fait-elle valoir.

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Nick Murphy en spectacle à la place des Festivals (scène TD) durant le Festival de Jazz en juillet 2019

Plus du quart des touristes à Montréal (26 %) viennent pour la culture 1. Les retombées économiques du seul Festival international de jazz (48,5 millions) surpassent celles du Grand Prix de F1 du Canada. Solange Drouin a aussi remarqué la place accordée au tourisme dans le discours actuel. Elle corrige les choses dans sa tête : quand elle entend « tourisme », elle « ose entendre » culture, dit-elle. « On ne peut pas parler de tourisme sans parler de culture. »

1 :  Cette donnée provient d’une étude réalisée par la firme LJM Conseil pour le compte de Tourisme Montréal en 2016.