Nous commençons à parler de déconfinement, nous nous demandons quelles seront les premières personnes à voir, les premiers lieux à fréquenter, les premières choses que nous ferons quand les restrictions seront levées. Pour l’instant, je suis incapable de m’imaginer ce jour, les mesures drastiques et la peur ont fait leur effet.

À La Presse, nous avons quitté la salle de rédaction le vendredi 13 mars, avec nos ordinateurs, pour continuer notre travail de la maison. Nous nous disions à bientôt, un peu hébétés, pensant nous revoir dans deux ou trois semaines, un mois au plus tard. Nous sommes dans la cinquième semaine et si mon esprit avance une image de retrouvailles entre collègues, je dois la chasser, car elle me fait monter les larmes aux yeux.

PHOTO DAVID BOILY, ARCHIVES LA PRESSE

Les bureaux de La Presse sont déserts depuis cinq semaines. 

Je suis surtout incapable de penser à la « libération » pendant que c’est l’hécatombe brutale et terrible dans les CHSLD. Quelque chose comme la décence envers les morts m’étreint trop fort.

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L’idée de la « libération » m’a rappelé une entrevue que j’avais faite en 2003 avec le grand Philippe Noiret, trois ans avant sa mort, qui était de passage à Montréal pour lire Les contemplations de Victor Hugo. Un homme gentil, charmant et généreux. Et coquet avec son nœud papillon.

Il avait confié se sentir proche de la révolte de Hugo dans ses dernières années. Il avait parlé de la guerre vécue quand il était enfant. « Je n’ai pas beaucoup souffert, puisque ma famille a été relativement épargnée, disait-il. Mais j’ai vécu ça quand même. J’avais 9 ans en 1939, et 12 ans quand j’ai vu les Allemands arriver à Toulouse avec leurs chars et leurs drapeaux à croix gammée. Et puis la suite, hein… parce qu’on ne savait pas tout. On ne savait pas le pire. On l’a appris après, avec la découverte des camps dont on ne savait rien. Ça m’a marqué, mais il y a eu l’après-guerre, une période d’euphorie. Vous imaginez ce que c’était que “la Libé” à 15 ans ? Les notions d’injustices, sociales ou autres, ce n’était pas des choses qui me frappaient à ce moment-là. C’était la liberté retrouvée. »

PHOTO PIERRE CÔTÉ, ARCHIVES LA PRESSE

Philippe Noiret, en 2003

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Au pays des faits alternatifs de Trump, les États-Unis, là où la crise du coronavirus prend chaque jour un tour plus délirant, est sortie une minisérie en six épisodes qui vaut le détour : The Plot Against America sur HBO, une adaptation du roman de Philip Roth paru en 2004, par Ed Burns et David Simon, les créateurs de la série The Wire, considérée comme un chef-d’œuvre. C’est le sujet de la chronique de mon collègue Hugo Dumas ce vendredi (voir autre écran).

Il s’agit d’une uchronie, un genre moins fréquenté que la dystopie en littérature. À partir de faits historiques connus, l’écrivain invente une réalité alternative. Dans ce cas-ci, en 1940, Roosevelt n’a pas été réélu, l’Amérique a choisi comme président Charles Lindbergh, l’aviateur transformé en héros, mais aussi connu comme sympathisant du fascisme. Il est évident que Burns et Simons ont créé cette adaptation dans le contexte de la présidence de Donald Trump. Le parallèle fonctionne, et ça donne froid dans le dos.

PHOTO FOURNIE PAR HBO

Une scène de The Plot Against America

Nous voyons l’impact d’une telle déviation de l’histoire au sein d’une famille juive du New Jersey. Le climat de tension qui monte autour d’eux et même dans leur propre communauté, quand un rabbin collaborateur (joué par l’excellent John Turturro), aveuglé par son ascension sociale, est persuadé que ce président a évité aux Américains une guerre européenne qui ne les concerne pas, et que les Juifs américains pourront tirer leur épingle du jeu malgré tout. Les soldats volontaires qui reviennent blessés d’Europe sont d’ailleurs considérés comme des losers.

Tranquillement, des mesures de plus en plus antisémites et racistes se mettent en place. L’étau se resserre autour d’une nation qui suit un président dont le slogan est « America First », et qui pense avoir choisi la paix plutôt que la guerre. On se souvient alors de la célèbre citation de Winston Churchill : « Vous avez voulu éviter la guerre au prix du déshonneur. Vous avez le déshonneur et vous aurez la guerre. » 

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À mesure que l’on s’enfonce dans la crise, et que l’on pense en même temps à « l’après » – parce que oui, il faut quand même y penser – il y a aussi des vertiges « uchroniques » en ce moment. 

On se repasse le fil des évènements chaque semaine, pour essayer de comprendre comment ça a pu se détraquer à ce point aussi vite. Comment serions-nous en train de traverser ça si nous avions fait d’autres choix de société ? 

Si l’on avait considéré les préposées et les infirmières dans les CHSLD comme des « anges gardiennes » bien avant le tsunami, par exemple. On savait, pourtant. Les plus étonnants sont ceux qui sont étonnés. Espérons qu’on s’en souviendra après « la libé ».

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Je sors maintenant avec un masque et des gants quand je dois faire de rares courses. C’est que mon chum travaille comme aide-domestique auprès de deux personnes âgées à la maison, je ne prends aucun risque. La première fois, je me suis sentie extrêmement ridicule. Mais quand je croisais des gens qui portaient masque et gants eux aussi, ça me réconfortait. On sent une connivence, surtout quand ceux qui ne portent pas ces protections vous regardent avec mépris. Puis, ça m’a terrifiée. C’est donc aussi facile que ça, se « convertir » à de nouveaux comportements ? De créer un clivage entre ceux qui le font et ceux qui ne le font pas ? Ça me fait peur autant que la COVID-19.

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Avoir su, moi aussi j’aurais fait des réserves de papier de toilette. Au début, je voulais être rationnelle et solidaire. Éviter de participer à ce que j’appelle les « prophéties autoréalisatrices ». Dans le sens que, si les gens craignent une pénurie annoncée par des rumeurs, ils finissent par la créer en voulant se protéger.

PHOTO PATRICK SANFAÇON, ARCHIVES LA PRESSE

Au début du confinement, de nombreuses personnes ont fait des provisions de papier hygiénique.

Mes amis en Haïti doivent souvent vivre ça, quand la rumeur annonce une pénurie d’essence. Tout le monde se précipite sur les pompes, et inévitablement, ça arrive. Bref, j’avais acheté juste un paquet de 12 rouleaux, pour être raisonnable, mais les rayons de ma pharmacie ont été dévalisés pendant deux semaines, ça devenait compliqué. Le seul endroit où j’en trouvais, et à bon prix en plus, c’est à l’increvable tabagie de la rue Ontario, qui est présentement fermée parce qu’elle n’est pas un « commerce essentiel », en dépit de sa section épicerie-dépanneur. Un zélé antitabac, probablement, qui veut faire d’une pierre deux coups dans la prévention.

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Dans Le gai savoir, Nietzsche a écrit un truc sur les « mensonges rétroactifs » : « Lorsqu’on commença en France à combattre les trois unités d’Aristote et par conséquent aussi à les défendre, il fut de nouveau possible de voir ce que l’on peut voir si souvent, mais que l’on ne voit qu’avec déplaisir : – on inventa des raisons pour lesquelles pareilles lois devaient subsister, simplement pour ne pas reconnaître que l’on s’était habitué à leur contrainte et qu’on ne voulait plus les changer. Et c’est de même façon que l’on agit à l’intérieur de toute morale et de toute religion régnantes, et cela depuis toujours : les raisons et les intentions qui seraient derrière une habitude ne lui sont attribuées que par un mensonge rétroactif, à partir du jour où quelques-uns commencent à contester une habitude et s’interrogent sur ses intentions et ses raisons. C’est en quoi consiste la grande improbité des conservateurs de tous les temps : ce sont des menteurs rétroactifs. »

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Il n’y a pas que des personnes âgées dans les CHSLD. Il y a aussi des gens, souvent plus jeunes, en situation de handicap. Comme Denise Albert, une amie de ma mère devenue un peu mon amie aussi, qui est née avec la paralysie cérébrale. L’internet est son contact avec le monde extérieur. On échange en privé sur Facebook. Sans surprise, il y a maintenant des cas à son CHSLD, ça fait cinq semaines qu’elle ne peut recevoir de la visite. Nous avons été inquiets, car pendant un jour, aucune nouvelle, ça ne répondait pas au poste de son étage. Une infirmière nous a finalement appris qu’elle avait été malade, mais qu’elle va mieux. Elle est en attente du résultat de son test pour la COVID-19.

PHOTO ROBERT SKINNER, ARCHIVES LA PRESSE

Denise Albert habite en CHSLD.

Deux jours avant, le moral un peu à plat, je lui ai demandé si elle avait des trucs pour ne pas déprimer. Sa réponse a été implacable : « aucun ». Je me suis dit à moi-même : « Ferme donc ta yeule, innocente. » Ce qui bien sûr m’a fait éclater de rire. Elle réussit toujours à me surprendre.

La grande stoïcienne de mon entourage en ce moment, c’est bien Denise, plus que personne d’autre.