Le 50e anniversaire du film Valérie, souligné en grande pompe depuis quelques mois, me permet de vous parler d’un artiste de l’ombre qui a marqué cette production cinématographique et l’époque qui l’a entourée. Il s’agit de l’illustrateur Jacques Delisle, que j’ai eu le bonheur de rencontrer grâce à Sébastien Desrosiers, ce grand passionné (et collectionneur) de musique québécoise des années 60 et 70 dont je vous ai déjà parlé.

Sébastien (grâce à son collègue Victor Simoneau-Helwani) a mis la main (le chanceux) sur des boîtes de documents visuels et sonores reliés à ce que l’on appelle aujourd’hui l’industrie des « films de fesses » du Québec. Dans ces cartons se trouvaient de véritables petits trésors, c’est-à-dire des affiches, des dessins et du matériel promotionnel ayant servi à promouvoir ces films coquins.

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

L’illustrateur Jacques Delisle est à l’origine de la plupart des affiches qui ont fait la promotion des films coquins québécois au tournant des années 70.

Outre Valérie, il y a eu L’initiation, Pile ou face, Y’a plus de trous à Percé, Viens mon amour (dont la très prisée bande sonore vient d’être rééditée par Trésor national) et L’amour humain. Ces films ont contribué à déniaiser le Québec et à planter le dernier clou dans le cercueil du puritanisme des années 40 et 50.

S’ils nous apparaissent bien chastes et innocents aujourd’hui, ces films ont suscité, à la fin des années 60, l’ire des bien-pensants tout en attirant des foules importantes dans les salles de cinéma. Sur les devantures de celles-ci, on pouvait y voir des affiches flamboyantes réalisées par un crayon sûr et visiblement inspiré.

Connaissant mon goût pour la culture pop underground québécoise, Sébastien Desrosiers m’a dit qu’il fallait absolument que nous rencontrions Jacques Delisle, celui qui est à l’origine de la plupart des affiches de ces « films de fesses ». L’artiste nous a gentiment reçus chez lui et a accepté de revenir sur ses débuts en tant qu’illustrateur dans les années 60.

PHOTO FOURNIE PAR LE SITE INTERNET CINEPIX

Affiche de Valérie (1969) , de Denis Héroux

Fraîchement diplômé des Beaux-arts, Jacques Delisle s’était rapidement donné les moyens de vivre la carrière dont il rêvait, celle d’illustrateur. Pour cela, il avait créé avec un ami, Richard Désormaux, la boîte 2 + 2. Les premiers contrats importants ont été pour les magazines Maclean (version française du Maclean’s), Perspective et Châtelaine.

« On illustrait des articles et des reportages, raconte Jacques Delisle. On nous donnait 100 $ pour deux pages. »

Un contrat pour Terre des hommes, en 1968 (on a continué à y présenter des spectacles après Expo 67), et la réalisation de la pochette d’un disque des Sinners ont procuré une certaine visibilité à 2 + 2. Dans la foulée, les patrons de Cinépix, principale maison de production des films coquins québécois, ont pensé à eux pour les affiches et le matériel publicitaire de leurs « créations ».

« C’était les premiers films de fesses québécois, raconte Jacques Delisle. On nous montrait une copie de travail dans une petite salle. Nous, on trouvait ça épouvantable. Ce n’était pas notre genre. »

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Affiche de L’amour humain (1970), de Denis Héroux

Notre rôle était de résumer le film dans une même illustration et de donner le goût aux gens d’aller voir le film. On faisait l’illustration en quelques heures.

Jacques Delisle

S’inspirant des grands courants du monde graphique, Jacques Delisle a alors inventé un style personnel que certains pourraient aujourd’hui qualifier de psychotronique à gogo. Des formes fluides, composées avec des couleurs vivantes, s’enchevêtrant les unes dans les autres pour former une imagerie multisens, voilà la signature de Jacques Delisle,

« On inventait un métier qui n’existait pas vraiment au Québec, dit Jacques Delisle. On était fascinés par les Américains. On a emprunté ici et là des idées et on a créé notre propre style. »

Mais il n’y a pas eu que les fameux films érotiques pour Jacques Delisle. Il a aussi travaillé sur Tiens-toi bien après les oreilles à papa, de Jean Bissonnette, avec Dominique Michel et Yvon Deschamps. « Je me souviens que, lors d’une réunion, la discussion a porté sur la grosseur du nom du producteur sur l’affiche, se souvient l’illustrateur. Dominique Michel a réglé la question en une seule phrase en disant : “Heille, qui c’est qui va faire rentrer le monde dans les salles de cinéma ?” »

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Affiche de L’initiation (1970), de Denis Héroux

Ces contrats que recevait Jacques Delisle étaient la plupart du temps des commandes. Aussi, lorsqu’on lui demande de réaliser une bande dessinée inspirée de L’Osstidcho pour le magazine Maclean, il prend son pied. Le numéro contenant cette bande dessinée est aujourd’hui très recherché par les collectionneurs.

Jacques Delisle a possédé sa boîte jusqu’à l’âge de 72 ans. Aujourd’hui à la retraite, il n’est pas du genre à regarder en arrière et à nourrir la nostalgie.

Quand Sébastien Desrosiers lui a montré les affiches des films qu’il a illustrés, il a regardé le résultat avec un air médusé. Et quand on lui a appris que son affiche de Viens mon amour avait été vue dans une cinquantaine de pays, il a paru totalement surpris.

Dans le salon où nous avons rencontré Jacques Delisle se trouve un grand tableau. On reconnaît son style. « Oui, c’est moi qui ai fait cela, nous a-t-il dit. On n’avait pas beaucoup de clients au début, j’avais du temps pour peindre. D’ailleurs, il n’est pas terminé. J’ai décidé de le laisser comme ça. »

Ce tableau inachevé est sans doute une façon pour l’illustrateur qui a répondu à des commandes toute sa vie de rappeler qu’il est d’abord un artiste. Et que cet artiste se donne le droit de terminer, ou non, ses toiles.