La nuit n’était jamais assez longue pour cicatriser la surface charcutée de la patinoire municipale. Figée entre l’église et la piscine en hibernation, je n’osais jamais partager ce terrain de jeu givré. Non pas à cause de l’égoïsme dont on taxe souvent ma génération. Ça serait trop banal, mais c’est simplement plus triste. Je ne savais pas patiner et tenter une insertion dans quelconque partie improvisée était me condamner à l’humiliation.

La nuit n’était jamais assez longue pour cicatriser la surface charcutée de la patinoire municipale. Figée entre l’église et la piscine en hibernation, je n’osais jamais partager ce terrain de jeu givré. Non pas à cause de l’égoïsme dont on taxe souvent ma génération. Ça serait trop banal, mais c’est simplement plus triste. Je ne savais pas patiner et tenter une insertion dans quelconque partie improvisée était me condamner à l’humiliation.

C’était l’époque où la télévision avait peu à offrir à quiconque se réveillait avant l’aurore sinon un produit miracle dans une infopub ou des barres de couleurs de tonalités simples, hommage double à Molinari et à Boulez. RDS, encore jeune, nous offrait Sports30 Mag et ses 81 reprises.

Si, le soir, mes parents m’endormaient en me racontant des histoires de héros, de dieux antiques, de surhommes qui réalisaient l’impossible et l’impensable, je me réveillais le lendemain avec l’excitation de voir d’autres surhommes réaliser l’impossible et l’impensable. Aux premières lueurs, je partais les imiter à la patinoire.

Tourbillonnant à quatre pattes, j’étais tantôt Pavel Bure, Martin Brodeur ou Mario Lemieux qui transperçait toutes les défenses. Sur cette glace, j’ai imaginé tous les scénarios les plus glorieux, battu tous les records et soulevé des Coupes Stanley fantomatiques. Cette glace était un paradis, et la solitude était la seule façon de réaliser mon plus grand rêve : être le meilleur joueur de hockey de l’histoire.

Mais c’était l’époque où la hiérarchie de la popularité était déterminée par le talent et non par la passion du hockey. Mon incompétence sur patins, hélas, m’assurait une résidence permanente dans les bas-fonds. Si bien qu’au premier signal d’une présence étrangère, je rentrais chez moi bâton et patins sur l’épaule comme un baluchon.

J’entrais à la maison pour ne plus en sortir. Réfugié dans une nouvelle solitude, j’égrainais le temps pour éviter l’intimidation avec mes livres et quelques vidéocassettes essoufflées.

Mais, un jour, mes parents s’offrirent deux coffrets de cinq et de six heures. Le premier était un téléfilm sur la Révolution française et le second, Molière, d’Arianne Mnouchkine. Sans que mes parents l’aient voulu, ces 11 nouvelles heures changeraient ma vie.

La pochette de Mnouchkine avait ceci de particulier. Noire, un visage au regard portant un tricorne et une tête de mort. Innocemment, j’ai cru à un film de pirates. Le souvenir de cette première rencontre avec le grand cinéma est imprécis, mais je me rappelle avoir insisté pour le réécouter immédiatement, comme quoi la méthode Sports30 Mag faisait effet.

En toute sincérité, je ne sais pas ce qui m’a fasciné. Mais, quelque chose m’a incité à dénuder les rayons « films d’époque » du club vidéo local. Si les dessins animés me laissaient de glace, les films « en vrai » provoquaient un émerveillement. Ils étaient une fenêtre vers l’inaccessible. Des plans languissants de Kubrick avec Barry Lyndon. La candeur inoubliable du Fanfan, de Gérard Philipe. Depardieu en Cyrano, ou est-ce le contraire ? On ne sait plus qui du rôle ou de l’interprète se sacralise le plus. L’impassibilité mystique d’Isabelle Adjani en reine Margot, en parfaite opposition à l’affolement de ma mère devant la scène du massacre de la Saint-Barthélemy. Tous ces films promettaient un monde où tout, même l’ignominie, était magnifié.

Comment ne pas être attiré ? Comment ne pas douter qu’on aspire à mieux ?

Sur les murs de ma chambre, les affiches de Forsberg, de Thibault et de Fedorov cédaient tranquillement leur place à celles des films d’Arcand, de Burton ou de Campion. Mais j’étais encore trop jeune pour choisir comment occuper les années de ma future vie adulte. Une chose était sûre, cependant : je voulais travailler dans le monde du hockey ou du cinéma.

Le temps a passé. Parfois rapidement, souvent lentement. Mais ces deux solitudes passionnantes restaient solidement enracinées en moi.

Même si elle date de 2010, la scène est encore fraîche à ma mémoire. Assis avec mes amis du conservatoire dans une taverne, nous regardons la demi-finale olympique Canada-Russie. Le plus beau match qui me soit donné de voir. Lors d’un entracte, enivré par la finesse du jeu, quelqu’un posa cette question : « Admettons, là, que je vous donne le choix entre devenir acteur ou devenir joueur de hockey… Vous faites quoi ? » Personne n’a su répondre définitivement.

Nous voulions être acteurs pour vivre et transmettre des émotions. Or, force était de constater que, dans cette taverne, le hockey était un meilleur vecteur émotionnel qu’une quelconque pièce autogérée présentée dans un théâtre morbide. Cela dit, toute comparaison est inutile. Un acteur ne ferait assurément pas un bon joueur de hockey, et l’inverse est aussi vrai… quelques publicités à l’appui.

Le temps a repassé. Plus rapidement cette fois, mais la réponse à la question restait toujours muette.

Cette semaine, je réalise l’un de ces quelques rêves qui m’accompagnaient jusqu’au sommeil : je présenterai le premier film dans lequel j’interprète… un joueur de hockey professionnel. Le cliché dirait : « Tout est bien qui finit bien. » Mais les films que j’aime sont trop bons pour se satisfaire de cette conclusion. Malgré la barbe et les quelques pieds gagnés depuis, je suis toujours empreint de ce même doute face à l’avenir.

Des souvenirs de cette épopée, j’en conserverai bon nombre. Mais s’il en est un que je chérirai malgré le passage du temps, c’est cette soirée au Centre Air Creebec, l’aréna des Foreurs de Val-d’Or. Dans l’effervescence du tournage, une accalmie inopinée m’a permis de profiter de la glace immaculée, ayant appris à patiner depuis. À nouveau, j’étais tantôt Crosby, Ovechkin ou Bergeron. À nouveau, j’étais seul avec mes scénarios glorieux. Cette fois-ci cependant, durant un bref instant, la bannière de mon nom accrochée au plafond et la caméra ancrée dans les gradins me confirmaient que ce n’était plus seulement un rêve.