Alain Gravel anime vendredi à Radio-Canada, dans la région montréalaise, la fin de la dernière émission de Gravel le matin. Un départ difficile après quatre ans à l’antenne pour l’animateur, qui compte 25 ans de service à Radio-Canada. Et qui se remet à peine d’une chute à vélo qui l’a conduit deux jours à l’hôpital et laissé avec cinq côtes fracturées et un pneumothorax.

Marc Cassivi : Cet accident, est-ce un acte manqué ?

Alain Gravel : Ça me fait chier ! Surtout que ça arrive à ce moment-ci. La décision a été un choc au début, surtout qu’on est une équipe soudée. On voulait finir en beauté. Je comptais les dodos et ça allait bien. Et arrive ça ! J’ai trop mal dans le dos pour faire l’émission au complet, mais j’y serai pour la dernière heure. Pour boucler la boucle.

M.C. : Je voulais te reparler avant ton départ parce qu’on s’était rencontrés avant que ton émission commence…

A.G. : Puis un an plus tard, quand ça allait mal !

M.C. : C’est ironique, parce que les cotes n’étaient pas bonnes à l’époque, alors que là, ton émission est la deuxième en popularité de la radio de Radio-Canada et dans le top 5 des émissions montréalaises, toutes chaînes confondues. Tu pars au sommet !

A.G. : Après la première année, je le savais que ça allait mal. Heureusement que j’avais un contrat de deux ans, parce que l’émission se serait terminée là. On avait des discussions avec des patrons, on le sentait. Il y avait une pression énorme des réseaux sociaux. Tous les patrons regardent ça. À cette époque-là, je l’aurais vue venir. Mais pas cette année ! Zéro. Tout l’hiver, on se faisait dire que ça allait bien.

PHOTO ALAIN ROBERGE, ARCHIVES LA PRESSE

Alain Gravel derrière le micro de Gravel le matin en février 2018

M.C. : Finir alors que l’émission est la deuxième de la chaîne en popularité, ça fait un petit velours ou c’est encore plus difficile ?

A.G. : Au début, j’aurais été doublement en colère. Mais le temps a passé et ça fait un petit velours. Je suis plutôt content que ça finisse comme ça : les cotes sont bonnes, l’atmosphère avec la gang est très bonne. Cette année surtout, tout le monde s’entendait bien. Une émission comme celle-là, il suffit qu’il y en ait un qui ne soit pas ami avec les autres pour que ça ne marche pas. Je ne l’ai pas vue venir du tout. Je m’attendais à renouveler pour deux ans. Il n’y avait aucune indication que ça n’allait pas. J’ai gardé le secret pendant presque un mois avant que ce ne soit annoncé.

M.C. : Même ton équipe ne le savait pas ?

A.G. : Même mon équipe. Personne ne s’en doutait. Je ne suis pas un gars de passage à Radio-Canada. Ça fait 25 ans que je suis là. Radio-Canada m’a donné beaucoup, mais j’ai donné beaucoup à Radio-Canada aussi, au Point, à Enjeux, surtout à Enquête. Ç’a été un choc. Il y a eu de la colère. Ils ont le droit de faire ce qu’ils veulent, de choisir et de dire que la radio s’en va ailleurs. Ils ont le droit de se tromper, ou pas, de préférer quelqu’un d’autre que moi, de ne pas me trouver bon…

M.C. : Mais il y a la manière…

A.G. : Il n’y a pas vraiment de bonne manière d’annoncer ça. Dans le privé…

M.C. : Dans le privé, on t’annonce que tu pars le matin, tu prends tes cliques et tes claques, et c’est terminé !

A.G. : Ils sont payés en conséquence, par exemple ! Regarde mon salaire et ma cote d’écoute, et va voir celui qui est quatrième ou cinquième dans le marché, et ça n’a rien à voir. Je ne me plains pas. Je suis très content de ce que j’ai. Mais je trouve que dans ce cas-là, je méritais plus de transparence. On me disait que tout allait bien et que l’émission était excellente. Je n’ai jamais vécu quelque chose comme ça. Je suis un bon soldat. Je me serais attendu à un signal. Il n’y a rien eu. On parlait du nouveau studio pour l’automne, on a fait une campagne de pub en janvier…

M.C. : Ça a ajouté à la difficulté d’encaisser la décision…

A.G. : Franchement, ç’a été dur. On dit souvent que la colère est mauvaise conseillère, mais ce n’est pas vrai. La rage est mauvaise conseillère ! Il faut que la colère disparaisse à un moment donné, mais elle clarifie les choses. J’en sors plus fort. Ce n’est pas vrai qu’on n’était pas bons.

M.C. : Tu as appris la nouvelle et tu t’es dit : « Je vais vous montrer comment je peux faire une bonne job » ?

A.G. : Non. Je ne travaille pas pour mes patrons, je travaille pour l’auditoire. Quand je fais du journalisme, quand je fais des enquêtes, je travaille pour l’impact de ce que je fais. Les patrons signent le chèque de paye, mais à la limite, ça me passe cent pieds au-dessus de la tête. J’étais dans cet esprit de colère, mais je suis content de la façon dont ça se termine. Je suis content de mon équipe, je suis content de la façon dont j’ai évolué en ondes depuis quatre ans. La première année, j’ouvrais le micro et j’avais la chienne, mais tranquillement pas vite, j’ai gagné en confiance. J’ai fait des erreurs, des maladresses, comme tout le monde. Ce n’est pas une job qu’on fait pour être aimé de tout le monde non plus. Mais après la première année, j’ai eu beaucoup de plaisir à ouvrir le micro tous les matins. Cette année, je me disais que j’aurais de la misère à m’en passer. Ce qui a été plus dur, c’est en périphérie…

M.C. : Qu’est-ce que tu veux dire exactement ?

A.G. : Les « boss », les commentaires des uns et des autres. « Sois comme ci, sois comme ça, plus comme ci, moins comme ça ! » Les réseaux sociaux, certains chroniqueurs. Mais j’ai fini par comprendre à un moment donné qu’en radio, ce qui est à la fois extraordinaire et mortel, c’est que tu ne peux pas être autre chose que ce que tu es. Tu ne peux pas donner autre chose que ce que tu as. Si tu le fais, ça jure. Trois heures et demie en ondes, sans pubs, sans musique, avec des bulletins de nouvelles pour aller pisser et revenir ! À la longue, les gens le sentent si tu es faux.

M.C. : Je relisais ce que tu me disais, il y a quatre ans, et ce que tu annonçais, c’est exactement ce que tu as été. Ce n’était pas de la « fausse représentation ». Je te parlais de ton image de journaliste sérieux et austère, et tu me disais que tu avais aussi un côté « bonne pâte », naïf sur les bords…

A.G. : Et niaiseux ! Mais quand je fais une entrevue journalistique, je suis sérieux. Je ne suis pas un animateur naturel comme Wauthier ou Le Bigot. Il y en a très peu. On aime les aimer ou les haïr, mais on les écoute ! Moi, j’ai été formé de manière plus rigide, à l’enquête. Il fallait que je casse ça, pour être accepté tel que je suis. Ça prend beaucoup de modestie, de confiance, d’assurance et d’expérience pour s’ouvrir comme ça. J’ai fait des erreurs, j’ai dit des conneries. Mais tout le monde en dit dans une émission de trois heures et demie. C’est comme une conversation dans un souper. À un moment donné, tu t’avances trop, puis tu corriges. C’est ça, faire de la radio. C’est une conversation avec l’auditeur. Je suis mauvais juge, mais j’ai eu l’impression qu’à la fin, avec ma gang, on y était pas mal. À la radio, ça prend du temps.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

Le 24 août 2015, quelques minutes après la première émission de Gravel le matin 

M.C. : Avec le recul, as-tu des regrets ?

A.G. : Je suis de ceux qui disent qu’on regrette davantage ce qu’on ne fait pas que ce qu’on fait. Je n’ai pas de regrets. Je ne regrette pas d’avoir sauté dans le précipice. Ce que je regrette, c’est de ne pas avoir mis mon pied à terre plus vite.

M.C. : Devant tes patrons ?

A.G. : Pour vivre ou pas avec ce que j’ai à offrir. Après la deuxième année, les cotes ont commencé à augmenter. Parce qu’après la première année, je n’avais rien à perdre. J’ai fait davantage à ma tête, tout en écoutant mes collaborateurs. Mais je n’écoutais plus tout le monde. Ceux qui disaient que ça faisait trop vieux. J’assume ce que je suis ! On m’a choisi pour l’expérience que j’ai, pas pour rajeunir l’antenne. J’ai 61 ans et j’ai mal aux côtes ! (Rires.)

M.C. : Tu voulais aussi me parler de la suite…

A.G. : Ce qui fait que je suis moins en colère que je l’étais, c’est que j’ai des projets. J’aurai un peu le meilleur des deux mondes. Je vais rester collé à l’actualité avec une émission hebdomadaire à la radio, le samedi, qui va s’appeler Les faits d’abord, avec des entrevues et des débats. Je vais faire de grands entretiens aussi. Et en parallèle, je travaille sur une série documentaire produite à l’interne à la télé de Radio-Canada, deux fois une heure par année. Des documentaires très personnalisés, à partir d’événements que j’ai couverts qui sont devenus des points de bascule : la crise d’Oka, Ben Johnson en 1988, le départ de Duvalier en Haïti. C’est une série qu’on peut faire pendant des années. Je retourne dans mes terres.