Chaque fois que le droit à l’avortement recule, comme c’est le cas en Alabama, qui vient d’adopter les lois les plus restrictives en cette matière, suivi par d’autres États américains, on peut être certain que quelqu’un quelque part va ressortir le livre L’événement d’Annie Ernaux.

Tout simplement parce que la littérature a offert peu de témoignages aussi précis et « frontaux » sur un avortement clandestin. Dans ce récit autobiographique, on suit une jeune femme prête à aller jusqu’au bout pour se libérer, et qui cherche de l’aide en vain dans un entourage mal à l’aise, ce qui donne l’impression, comme dans un cauchemar, qu’elle est en train de se noyer sous les yeux de témoins indifférents qui ne veulent pas se mouiller.

Lorsqu’Annie Ernaux a fait paraître ce récit en 2000, il semblait complètement anachronique, appartenant à un autre monde.

Les jeunes femmes qui ont lu L’événement ne pouvaient que pousser un soupir de soulagement d’être nées à la bonne époque. Les lectrices plus âgées, elles, se rappelaient des moments autrement difficiles, quand devenir enceinte hors mariage équivalait à la pire des chutes sociales.

Dans une entrevue à France Culture lors de la sortie du livre, Annie Ernaux a déploré l’absence de récits honnêtes autour de l’avortement. Pour sa part, elle brisait le tabou de la clandestinité en racontant le sien, qu’elle a vécu à 23 ans, en 1964, avant la loi Veil de 1975. Elle a confié : « On n’allait pas jusqu’aux détails. Or, ce sont les détails qui tuent, ce sont les détails qui sont affreux. »

Et c’est ce qui marque le plus de la lecture de L’événement. La brosse à cheveux sur la table de la « faiseuse d’anges », l’introduction de la sonde, la cuvette émaillée. Plus tard, le fœtus entre les jambes, parce que ça lui a pris du temps avant de trouver cette femme du peuple qui allait l’aider pour vrai. « Si je ne vais pas au bout de la relation de cette expérience, écrit-elle, je contribue à obscurcir la réalité des femmes et je me range du côté de la domination masculine du monde. »

PHOTO FOURNIE PAR DIMEDIA

L'écrivaine Annie Ernaux

#youknowme et Morgentaler

« Même en cas de viol et d’inceste ! », se choquent des gens à propos de la loi antiavortement en Alabama, alors que c’est d’abord la moindre restriction à ce droit conquis de haute lutte qui devrait choquer, car il est la condition sine qua non de la liberté des femmes. On n’a qu’à lire Ernaux pour le comprendre.

Ce sont les détails qui tuent. Ainsi, un nouveau mot-clic est né, #youknowme, lancé par l’animatrice américaine Busy Philipps, que des milliers de femmes utilisent pour raconter leur expérience de l’avortement. Philipps rappelle en effet qu’une femme sur quatre y a eu recours dans sa vie, et on sait que dans ce choix, le viol et l’inceste sont marginaux. Le mot-clic #youknowme contribue à dévoiler une réalité commune à beaucoup, dans laquelle il y a autant de femmes sereines que de femmes qui en ont souffert.

En 2002, j’avais rencontré le docteur Henry Morgentaler sur le plateau de tournage de la série télé Choice, qui racontait l’histoire de son combat. Les producteurs avaient demandé aux journalistes d’attendre la fin du tournage avant de publier leurs articles, afin d’éviter des manifestations antichoix sur les lieux. Pour ce survivant de la Shoah qui avait perdu ses parents et sa sœur aux mains des nazis, il ne faisait aucun doute que le monde se porterait mieux si chaque enfant qui naît était désiré. Il racontait à ce moment-là qu’il recevait moins de menaces de mort. « C’est beaucoup moins chaud qu’il y a 20 ans », estimait-il. Morgentaler monterait probablement au front encore aujourd’hui. Car malheureusement, ceux qui veulent contrôler le corps des femmes sont comme les punaises de lit : ça finit toujours par revenir si on ne fait pas attention.

L’audace de Monia Chokri

L’avortement au Québec a été décriminalisé en 1988. Cela fait donc 30 ans qu’une femme ainsi que son médecin ne sont plus inquiétés par les autorités en ce qui concerne cet acte médical qui se pratique maintenant en toute sécurité. Mais pendant ces trois décennies, les récits autour de l’avortement ne se sont pas assez diversifiés. Si bien qu’à chaque recul, on revient à ces histoires désespérées d’aiguilles à tricoter dans le vagin. On a beau avoir connu plein d’amies qui y ont eu accès (#youknowme, hein), et qui ont eu un ou deux enfants ensuite, le « narratif » sur l’avortement continue d’insister sur le choix-le-plus-difficile-qu’une-femme-doit-faire-dans-sa-vie-et-qu’elle-n’oubliera-jamais-jusqu’à-son-lit-de-mort, comme pour s’excuser encore et encore. C’est souvent faux. Lorsque le choix est assumé, et que l’avortement est pratiqué dans de bonnes conditions, beaucoup de femmes s’en sortent très bien.

C’est pourquoi j’ai adoré la séquence de l’avortement dans le charmant film La femme de mon frère de Monia Chokri qui vient de prendre l’affiche. Le personnage principal, Sophia (Anne-Élisabeth Bossé), va voir une gynécologue, déterminée et nullement en larmes, pour un avortement, et c’est presque plus un tournant pour son frère qui l’accompagne puisqu’il y rencontrera la femme de sa vie en la doc de sa sœur.

Sophia précise que c’est son deuxième avortement parce que, « à 19 ans, ça compte pas ». Après l’intervention, Sophia est avec deux autres filles aussi « stone » qu’elle, écrasées sur des coussins dans la salle de repos, et elle demande à son frère d’arrêter de parler pour profiter de sa dose de morphine. J’ai ri.

C’est important de montrer ça à l’écran. Ça m’a rappelé mon avortement, avec un médecin cool qui écoutait du jazz, pendant que je flottais sur la morphine. Entre les histoires d’horreur que me racontaient de vieilles tantes et la mienne, quelque chose de fondamental avait changé. C’est à elles que je pensais dans la salle de repos, soulagée.

Dans mes « discussions de filles », on n’a jamais eu peur de raconter nos histoires d’avortement. Même qu’on a parfois rigolé. « Je suis tombée sur une infirmière sévère qui voulait m’expliquer comment on fait des enfants à 25 ans, je me sentais comme dans un téléroman cheap pour ados… »

Pour le reste du film, Sophia ne revient jamais sur cet épisode, trop préoccupée de perdre le lien fusionnel avec son frère amoureux qui, d’ailleurs, ne la juge jamais sur ce choix. Ça peut aussi être ça, l’avortement, quand il est légal et accepté dans les mœurs d’une société qui laisse aux femmes l’entière liberté de leur corps : un non-événement.

Sophia va bien aller. À une autre époque, être enceinte sans le vouloir aurait été son drame et c’est un tout autre film que Monia Chokri aurait réalisé. Mais peu d’hommes auraient pu tourner la séquence de l’avortement comme elle l’a fait.

Ce sont les détails qui tuent. Mais ils peuvent aussi libérer.