La station CITK ne gagnera jamais la guerre des cotes d’écoute, Paul Arcand peut dormir tranquille. Mais à la réserve d’Opitciwan (Obedjiwan), sur le réservoir Gouin, la station locale est essentielle. Sans elle, la communauté de quelque 3000 âmes se retrouverait sans une voix qui lui soit propre. Et sans nouvelles des sujets qui lui tiennent à cœur.

« La radio existe depuis 1981 et elle est très écoutée, explique son directeur Justin Chachai. Sur l’heure du midi, on passe beaucoup de nouvelles locales. La diffusion se fait en attikamek dans 99 % des cas. C’est comme ça que les gens apprennent ce qui se passe, notamment au conseil de bande ou pour des événements communautaires. » 

Dans la réserve, la seule autre radio qu’il est possible de capter est Radio-Canada.

« Dans les communautés autochtones, la radio est carrément un outil de survie, indique Geneviève Bonin-Labelle, professeure agrégée au département de communication de l’Université d’Ottawa et spécialiste de la radio. C’est par la radio que les gens apprennent les décès et les naissances, qu’ils savent si la météo sera bonne ou non pour la chasse. C’est un outil de démocratisation et une façon pour certains de s’émanciper. C’est un outil encore très, très puissant, en particulier dans les communautés où l’accès à l’internet est un défi. »

La force du réseau

À la SOCAM, la Société de communication Atikamekw-Montagnais, on enregistre chaque jour, du lundi au vendredi, cinq heures d’émissions d’information. Au programme : beaucoup de nouvelles politiques comme les comptes rendus des assemblées des Premières Nations du Canada, de l’Assemblée des Premières Nations Québec-Labrador. Bref, des nouvelles d’intérêt national, qui se nouent et se dénouent souvent à Ottawa ou à Québec. Ça tombe bien, la SOCAM a ses bureaux pas trop loin, à Wendake, à un jet de pierre de la Vieille Capitale.

Dans le petit studio qui surplombe la rue Bastien, deux journalistes innues – l’une originaire de Maliotenam, l’autre, de Pessamit – passent en revue les nouvelles du jour. On parle éducation, santé, sécurité… Un mot français se fait entendre de temps en temps, mais c’est rarissime. En effet, la moitié du contenu de la SOCAM est présentée entièrement en innu, l’autre moitié, en attikamek. Ces segments d’information sont ensuite diffusés, en direct ou en différé, dans un réseau de 14 stations indépendantes, installées notamment sur la Haute-Côte-Nord et au Labrador. Dans certains cas, l’accès à l’internet est si problématique que la SOCAM doit diffuser son contenu par satellite…

PHOTO BERNARD BRAULT, LA PRESSE

Réjean Néquado, de la SOCAM

Sans la radio, ces communautés éloignées seraient coupées du monde, mais aussi, et surtout, de leur monde, estime Réjean Néquado, directeur adjoint aux opérations à la SOCAM. « Les gens aiment savoir ce qui se passe chez eux, mais aussi dans l’ensemble de la nation innue ou attikamek. Par exemple, si un aîné innu décède, on va l’annoncer et un auditeur, monsieur Paul-Arthur McKenzie, va appeler pour faire une prière en ondes. Les auditeurs plus éloignés manqueraient aussi d’informations sur ce qui se passe à Ottawa ou à Québec, car les journalistes locaux ne pourraient pas se déplacer si loin, faute de moyens. »

La radio autochtone permet aussi de pallier le manque de représentativité des Premières Nations dans les grands médias, estime Geneviève Bonin-Labelle. « Et de toute façon, aucune émission ne saurait être représentative de l’ensemble des communautés autochtones du pays. Chacune a son identité, ses particularités. » D’où l’importance d’offrir aux auditeurs une radio locale qui leur ressemble.

Pour préserver la langue

Pour Murielle Rock, journaliste à la SOCAM depuis 1997, la mission première de la SOCAM reste « la sauvegarde et la promotion de la langue ». « On est des ambassadeurs. La langue a toujours été ma priorité, même si, à mes débuts, je ne savais pas compter de 1 à 10 en innu ! »

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Martha-Karine Awahish, de la SOCAM

Depuis un an, la SOCAM propose d’ailleurs des segments d’émission axés sur la langue, l’histoire et les traditions. « On réalise notamment des entrevues avec des aînés qui racontent leur mode de vie et leur histoire dans la langue qui était jadis utilisée en forêt et qui se perd de plus en plus », explique Martha-Karine Awahish, recherchiste sur ce projet.

C’est l’occasion d’apprendre des mots techniques, comme les outils, ou ceux qui permettent de décrire l’environnement. Ça permet de combler un fossé entre les générations, car les jeunes ne comprennent plus forcément les aînés… La radio permet cette prise de conscience.

Martha-Karine Awahish, recherchiste pour la SOCAM

Il reste qu’attirer les jeunes vers la radio n’est pas aisé, estime Florent Bégin, directeur général de la SOCAM. « C’est le défi de toutes les radios aujourd’hui, je pense. Dans nos communautés, c’est particulièrement important, car de 45 à 60 % de la population a moins de 25 ans. »

Garder les liens communautaires vivants, préserver la langue, rester un outil de démocratie en gardant la population informée des enjeux qui la touchent de près… : la radio autochtone du Québec en a beaucoup sur les épaules. Le hic : elle doit réussir ce tour de force avec des moyens faméliques. « Le financement est notre plus gros défi, lance Florent Bégin. À la fondation de la SOCAM, en 1983, notre budget annuel, accordé par Patrimoine Canada, était entre 1 et 1,2 million. Cette année, on nous a annoncé une enveloppe de 271 000 $. On a carrément pensé à mettre la clé sous la porte ! Il nous faudrait beaucoup plus, autour de 650 000 $, pour payer nos employés correctement, les former, faire du développement ; je pense notamment à des balados destinées aux jeunes… » Des négociations sont en cours pour augmenter ce budget.

Quant aux radios locales, elles fonctionnent beaucoup grâce au bénévolat. Elles survivent grâce à des activités de financement comme le bingo. Et personne ou presque n’a reçu de formation en journalisme, ce qui peut devenir problématique lorsqu’il faut aborder des sujets délicats. Ou controversés. « Les crises de l’actualité sont difficiles à aborder, car nous sommes tous reliés, dit Murielle Rock. Il faudrait être plusieurs pour traiter les sujets sous différents angles. Mais on est seuls pour le faire. »

Bref, les défis de la radio autochtone sont énormes, comme les enjeux liés à sa survie.