C’était un soir d’automne, entre chien et loup. Dans l’autobus scolaire qui transportait mon équipe de hockey du West Island vers le Mile End, j’ai remarqué pour la première fois ces gens étrangement vêtus, austères, comme sortis d’un autre siècle. Les chapeaux, les papillotes, les perruques. J’avais 16 ans et je n’avais jamais entendu le mot « hassidique ». Je ne soupçonnais même pas l’existence à Montréal d’un groupe religieux juif ultra-orthodoxe.

Quatre ans plus tard, les juifs hassidiques sont devenus mes voisins. Depuis 25 ans, j’habite dans le Mile End, entouré de familles nombreuses, de mères qui guettent la vie quotidienne de leurs balcons, de pères qui promènent leurs nouveau-nés en poussette, de fillettes de 6 ou 7 ans chargées de surveiller leurs frères et sœurs de 3 et 4 ans, qui dévalent les escaliers et s’élancent sur les trottoirs à vélo ou à trottinette.

Le samedi matin, en allant acheter des bagels, je croise des hommes coiffés de grands chapeaux de fourrure cylindriques qui reviennent de la synagogue. Et il m’est arrivé, à quelques occasions, d’être invité à allumer ou éteindre les lumières dans une maison, parce que c’était le shabbat. J’aime entendre l’écho des chants liturgiques et voir les enfants hassidiques se déguiser pour la fête de Pourim. Les autobus scolaires qui s’arrêtent dans ma rue, matin et soir, ne m’ont jamais dérangé.

Certes, je m’inquiète moi aussi des immeubles qui dépérissent ou des locaux que la communauté investit dans les artères commerciales et transforme en lieux inaccessibles aux non-juifs. Il reste que je préfère ces voisins tranquilles aux jeunes locataires qui font la fête derrière chez moi, dans un appartement transformé en Airbnb (avec un spa sur une terrasse), jusque tard dans la nuit. Mais je me doute bien que tout n’est pas rose derrière cette façade noire de quiétude et cet isolement. Que sais-je vraiment de mes voisins ?

Lorsque mes garçons étaient plus jeunes, j’ai regretté que cette ribambelle d’enfants hassidiques qui égaie la rue ne puisse interagir avec les miens. L’auteur et illustrateur Jacques Goldstyn, lauréat du Prix du Gouverneur général en 2017 pour son album illustré Azadah, a imaginé un récit où la chose devient (à peu près) possible.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

L’auteur et illustrateur Jacques Goldstyn raconte l’histoire de Yakov dans sa bande dessinée Les étoiles (La Pastèque).

Les étoiles (La Pastèque) raconte l’histoire de Yakov, jeune garçon hassidique qui aime mieux lire sur l’espace que de se s’occuper de ses petites sœurs. Un jour qu’il lit au parc, il rencontre une fillette de son âge, Aïcha, jeune musulmane voilée qui partage la même passion que lui pour l’astronomie. Le coup de foudre amical entre ces deux enfants d’univers aux antipodes fera des vagues dans leurs entourages respectifs…

Le conte universel de Jacques Goldstyn, variation sur le thème de Roméo et Juliette, aborde l’opposition entre l’obscurantisme religieux et la science.

« Je suis contre toute forme d’intégrisme, surtout pour des enfants qui ont l’esprit ouvert et à qui on devrait permettre de découvrir toutes sortes de choses », dit de sa voix douce Jacques Goldstyn, rencontré cette semaine dans un café du Mile End, où il a campé son récit (dédié à Galilée). L’artiste est lui-même un vulgarisateur scientifique – il est géologue de formation – et l’un des fondateurs du magazine Les Débrouillards.

Ça me fascine, voir des gens pieux qui croient à des choses fabuleuses écrites dans la Bible – que ce soit la mer Rouge qui s’ouvre, Jésus qui marche sur l’eau, l’eau changée en vin, etc. –, alors que pour moi, c’est l’espace qui est fabuleux.

Jacques Goldstyn

L’auteur évoque à ce sujet une discussion avec des enfants sur le temps qu’il faudrait à la plus rapide des fusées pour atteindre l’étoile la plus proche de la Terre (80 000 ans). « Tout ça donne le vertige ! Il y en a qui sont dans le mystérieux, dans le fabuleux, mais qui ne perçoivent pas ce qui peut être extraordinaire dans la nature. »

Il y a au moins 15 ans, dit Jacques Goldstyn, qu’il songe à raconter l’histoire d’un jeune garçon hassidique qui se sent à l’étroit chez lui. Avec une démarche d’ethnologue amateur, l’auteur a approché des gens de la communauté hassidique pour mieux les comprendre. « Leur mode de vie est un peu étrange et mystérieux, dit-il. En même temps, c’est envoûtant. Ce n’est pas un ordre religieux comme les dominicains. Ils ont une famille, des enfants. C’est fascinant qu’ils puissent vivre en plein milieu d’une ville, avec tous les attraits et toutes les sources de corruption pour l’âme, en restant ce qu’ils sont. »

Né au Québec d’un père juif parisien d’origine polonaise et d’une mère bretonne dont la langue maternelle était le breton, Jacques Goldstyn s’intéresse depuis longtemps aux religions, et notamment à son héritage hébraïque. « Quand j’étais jeune, c’est quelque chose que je voulais renier, dit-il. Ça m’emmerdait de dire que j’étais d’origine juive. » Il a tout de même voulu en savoir davantage sur l’histoire de sa famille, et la manière dont son grand-père polonais, passé par l’Allemagne avant de s’installer en France, a pu survivre à la Shoah.

Les étoiles est aussi dédié à la mémoire de Janusz Korczak (né Henry Goldszmit), pédiatre et écrivain polonais, qui mourut dans les camps de la mort en 1942, après s’être occupé des enfants du ghetto de Varsovie. « Je peux aussi parler de ce sujet-là grâce à mon nom, d’une certaine façon, reconnaît Jacques Goldstyn. Si je m’appelais Tremblay, ce serait différent ! »

L’auteur, qui est né au Saguenay mais a grandi à Verdun, pose un regard critique sur l’orthodoxie religieuse, adouci par la forme qu’impose le conte (dans l’album, aucune religion n’est nommée, ni le judaïsme ni l’islam). Son récit reste une vision idéalisée, voire utopique, de la réalité hassidique. « Les hassidim sont des gens très pieux et spirituels, mais il y a aussi beaucoup de malheur parmi eux. Lorsqu’ils veulent sortir de la communauté, ils sont ostracisés. Ils sont démunis et connaissent très peu de choses finalement. »

Inspiré par la trajectoire de ces dissidents, Les étoiles n’est pas sans rappeler des œuvres récentes traitant du même sujet, notamment le long métrage Félix et Meira de Maxime Giroux. L’œuvre, destinée à la fois aux enfants et aux adultes, paraît à la veille de la journée du livre québécois (demain), mais aussi dans le contexte particulier de la loi sur la laïcité de l’État. « C’est un peu embêtant, admet Jacques Goldstyn. Ça m’emmerde un peu. Certains s’imaginent peut-être que j’ai surfé sur la vague alors que je pense à ce livre depuis longtemps. »

L’auteur, tout en respectant les pratiques et la foi des uns et des autres – notamment des femmes voilées –, désire aborder dans ses œuvres des questions sensibles ou délicates, comme celle de l’intégrisme religieux. « On vit à une époque où il y a beaucoup de rectitude politique, dit-il. On ne veut froisser personne. Mais en faisant ça, on manque d’audace. On ne décrit pas les vraies situations. On se ferme un peu les yeux. Il faut raconter ces histoires-là. Il faut dénoncer les imbécillités, les dogmes, les dérives. Tout ce qui nous met dans un carcan. »

Cette version de Roméo et Juliette dans le Mile End est une belle manière de le faire.