Il y a 40 ans, le grand spectacle 1 fois 5, présenté à l'aube de la fête nationale et mettant en vedette Jean-Pierre Ferland, Yvon Deschamps, Gilles Vigneault, Claude Léveillée et Robert Charlebois allait marquer les esprits et faire l'histoire. Artisans et témoins se souviennent.

LA PRÉPARATION

Guy Latraverse est éberlué. À quelques semaines de la Saint-Jean-Baptiste, le producteur vient de recevoir du ministère québécois des Affaires culturelles, dont le titulaire est Jean-Paul L'Allier, l'offre d'organiser un spectacle le 20 juin à Québec et le 23 juin à Montréal.

Le gouvernement libéral de Robert Bourassa est en fin de mandat. Un vent nationaliste balaie le Québec et le Parti québécois de René Lévesque attire tous les regards. Qu'à cela ne tienne : les libéraux veulent une grande fête nationale et y consacrent un budget d'environ 300 000 $.

« Le gouvernement libéral se plantait complètement à faire un pareil geste, dit Latraverse. Il me donnait l'impression de vouloir acheter [la fièvre nationaliste]. »

Pourquoi lui pour organiser l'événement ? Parce qu'il a du vécu. Durant la Superfrancofête, en 1974, il a produit le spectacle J'ai vu le loup, le renard, le lion, avec Robert Charlebois, Gilles Vigneault et Félix Leclerc sur les plaines d'Abraham. « Ce fut un événement majeur, notre premier Woodstock », observe Charlebois à ce sujet.

Latraverse s'occupe aussi des carrières de Charlebois, de Claude Léveillée, de Jean-Pierre Ferland et d'Yvon Deschamps. Il leur propose donc de participer à cette nouvelle aventure. S'ajoute à eux Gilles Vigneault que Latraverse connaît bien.

« La question de savoir si on allait participer ou non ne se posait même pas. Guy [Latraverse] ne demandait pas. Du moins, à moi. Il m'a dit : il faut que je monte un show et tu vas être dedans. C'était bien correct », dit Yvon Deschamps.

« Je n'ai pas été difficile du tout à convaincre, car je les considérais tous comme mes grands frères », dit Charlebois, le plus jeune du groupe.

Latraverse s'entoure des gens qu'il connaît bien. L'équipe technique compte, parmi d'autres, Jean-Claude Lespérance, alors directeur de la société Kébec Spec de Latraverse, et Jean Bissonnette (mort le 29 mars dernier) à la mise en scène.

Latraverse indique que Bissonnette est monté dans le bateau à la dernière minute. N'empêche : tous les artisans font son éloge. « Il était précieux pour nous, lance Gilles Vigneault. Il nous a montré plusieurs trucs de scène et ses conseils lui survivent. »

UN ÉNORME ET COÛTEUX DÉFI

Comme chaque artiste a ses musiciens, ils sont tous de la fête, incluant quatre choristes. Le défi est de bâtir un spectacle où les éléments se fondent l'un dans l'autre, et non une prestation statique où chacun a son numéro.

« On a fait les répétitions à la Place des Arts, confie Libert Subirana, saxophoniste, flûtiste et chef d'orchestre d'Yvon Deschamps. Nous étions une vingtaine de musiciens et nous avons joué pour tout le monde. À l'époque, il y avait plus de moyens et de temps qu'aujourd'hui pour se préparer. »

« Nous avions un mélange de quatre choristes classiques et modernes, se rappelle France Castel qui travaillait notamment avec Ferland et Diane Dufresne. On répondait ainsi aux besoins des cinq chanteurs dont les pièces nécessitaient des voix différentes. »

Les producteurs doivent voir à tout : alimentation en eau, électricité, services sanitaires, sécurité, etc. « Nous avions loué un avion pour nous transporter à Québec deux fois par semaine, dit Latraverse. Il y avait plein de choses à négocier. » « C'était un énorme défi qui coûtait cher », se rappelle Jean-Claude Lespérance.

Chez les cinq artistes, on cherche un titre. À un moment, Vigneault lance : « On ne sera qu'une fois cinq », dans le sens que ce rassemblement sera unique. L'idée est restée.

Le dimanche 20 juin, tout est prêt pour le premier rendez-vous au bois de Coulonge, à Québec.

UN ACTE « POLITIQUE » ET « POÉTIQUE »

Quelques jours avant le spectacle de Québec, quatre des cinq artistes (Charlebois est à Paris) répondent aux questions du journaliste Louis-Guy Lemieux du quotidien Le Soleil.

Ce spectacle est « un acte politique » lance Gilles Vigneault. Non, c'est « un acte poétique », réplique Jean-Pierre Ferland.

« Pour moi, ce n'était pas un geste politique, répète aujourd'hui Jean-Pierre Ferland en entrevue. C'était un rassemblement de coeurs. »

« Jean-Pierre m'a très bien corrigé. C'était très bien d'ajouter ça parce que c'était les deux », lance de son côté Gilles Vigneault. Lorsqu'on lui pose la question, il rappelle cependant qu'on sentait la foule portée par un très fort courant nationaliste.

Charlebois préfère quant à lui évoquer un hommage à la langue. « J'y vois une manifestation fraternelle, formidablement chaleureuse et sympathique de la défense de la langue française en Amérique du Nord. »

Mais n'allons pas trop vite. Parce que le soir du 20 juin, il pleut des cordes à Québec. Le spectacle est remis au lendemain. Vigneault, paraît-il, l'avait prévu en lisant dans ses feuilles de thé, rapporte le Journal de Québec.

« Ça faisait partie de la rigolade, dit Vigneault qui se souvient très bien de l'anecdote. Ma mère lisait dans les feuilles de thé et m'avait transmis quelques notions. Mais on peut lire les feuilles de thé en trichant et en regardant les nuages [rires]. »

Le lundi 21 juin, le beau temps est revenu. Une foule importante se rassemble au Bois-de-Coulonge. Plusieurs spectateurs arrivent tôt, apportant leur pique-nique. Dans un des groupes se trouve un jeune homme de 20 ans, cheveux aux épaules, barbe au menton et bottes de « jobber » aux pieds. Son nom : Régis Labeaume.

« Nous avions apporté nos baguettes de pain, nos viandes, nos fromages, dit le maire de Québec. On buvait du vin Black Tower, car on trouvait la bouteille bien cool, et du Faisca. Je me roulais du tabac Drum...

 - C'était le seul tabac ?

 - Je ne le sais pas. J'ai perdu la mémoire... C'est trop loin ! »

FIÈVRE NATIONALISTE

Le spectacle est un triomphe. Entre la pièce Gens du pays, qui ouvre et ferme la soirée, les cinq artistes chantent les meilleures oeuvres de leur répertoire devant un public conquis et immense.

« C'était extraordinaire de voir cette foule rassemblée avec les cinq grands ensemble pour la première fois. Mis à part le spectacle de Ferland avec Ginette Reno sur la montagne [en 1975], je n'ai pas été témoin d'un autre spectacle aussi marquant », dit France Castel.

Lise Payette, qui, l'année précédente, avait présidé les fêtes de la Saint-Jean, accepte de présenter le spectacle de Québec à la demande de son grand ami Jean Bissonnette. Selon ce que rapporte Le Soleil du 22 juin, elle aurait lancé : « Nous pourrions nous unir pour survivre. Nous pourrions une fois pour toutes retrouver notre fierté. Nous pourrions nous donner un pays. »

En entrevue, Mme Payette indique que ce moment fut marquant pour la carrière de députée et ministre qu'elle allait bientôt amorcer avec l'élection du Parti québécois, le 15 novembre 1976.

« Avant ce spectacle, Jean Bissonnette me conseillait de ne pas aller en politique. Mais ce soir-là, en sortant de scène, il m'a mis la main sur l'épaule et m'a dit : "Si tu veux faire de la politique, c'est maintenant qu'il faut te lancer" », dit Lise Payette.

Les journaux du lendemain confirment que la fièvre a atteint des sommets et que le spectacle a comblé les quelque 100 000 à 125 000 personnes présentes.

« Il s'agissait vraiment d'une grande fête populaire comme seule la chanson populaire, la meilleure qui se fait ici, peut en provoquer », dit Louis-Guy Lemieux dans Le Soleil. Le public s'est délecté d'un spectacle parfait, écrit la journaliste Carmen Langlois dans Le Journal de Québec.

Le temps est venu de prendre la direction de Montréal.

LE MONT ROYAL BLEU DE MONDE

Montréal, mercredi 23 juin. Le mont Royal est noir de monde. Les médias parlent de 300 000 personnes. Président de la fête, Jacques Normand présente les cinq artistes. Dans la foule, le bleu domine.

Aux premières notes de Gens du pays, les chanteurs accourent au-devant de la scène. De gauche à droite, Léveillée, Deschamps, Ferland, Vigneault et Charlebois.

« C'était l'idée de Jean Bissonnette de me mettre au milieu parce que j'étais le moins connu, dit Ferland. J'ai ressenti une énorme responsabilité. En 1975, j'avais animé une soirée. C'était sympathique, mais il n'y avait jamais autant de monde. »

C'est lui qui, guitare en bandoulière, enchaîne avec la pièce Marie-Claire (Marie-Lo) avec Deschamps à la batterie, Charlebois à la basse, Vigneault à la flûte et Léveillée au piano.

Suivent The Frog Song, Il me reste un pays, Les vieux pianos, Aimons-nous, etc.

En présentant Il me reste un pays, Vigneault lance : « Après en avoir beaucoup parlé, je crois. Je sais, trop peut-être. Il me reste un pays à te dire, il me reste un pays à nommer... »

La foule est en liesse. Au coeur de celle-ci, un jeune chanteur français, bien connu au Québec avec son Big Bazar, s'émerveille de ce qu'il voit...

« Un moment impérissable, confie Michel Fugain, joint au téléphone à Paris. L'atmosphère générale était insensée. C'était très beau. C'était un Québec formidablement mobilisé, frémissant et dont j'ai la nostalgie. J'en garde le souvenir de la naissance d'une nation, d'un peuple qui se parle au travers ses artistes. »

Fugain et le Big Bazar viennent de terminer une série de spectacles à la salle Wilfrid-Pelletier. Le producteur est... Guy Latraverse.

Lorsque Charlebois se joint à Claude Léveillée pour chanter Les vieux pianos, ses yeux brillent. « J'ai une tendresse particulière pour Claude, raconte-t-il. Quelques années plus tôt, après un de ses concerts dont Jean-Guy Moreau faisait la première partie [Garou l'accompagnait au piano], j'avais emmené Léveillée manger des toasts au fromage et du bacon chez mes parents, à Ahuntsic. Ma mère avait ouvert une bouteille de chianti. Léveillée leur avait dit que j'avais du talent. »

Charlebois a moins d'enthousiasme pour la chanson collective Chacun dit je t'aime que les cinq entonnent vers la fin du spectacle. « Ç'a été ma petite déception, dit-il, mais les carottes étaient cuites. Et comme je suis arrivé seulement quelques jours avant, je pouvais difficilement me plaindre. »

PARLER À UNE FOULE

Des cinq, Yvon Deschamps est celui qui vit, comme à Québec, une soirée plus difficile. « Je savais que j'aurais plus de misère que les chanteurs. Moi, je parlais aux gens, dit le monologuiste. Et parler à une telle foule est une autre affaire. »

Dans le DVD du spectacle, enregistré à Montréal, on voit d'ailleurs Deschamps éviter un projectile durant un monologue. « C'était très agréable, lance-t-il tout de même. On croyait que c'était significatif, que ça voulait dire quelque chose qu'on soit ensemble. »

Non seulement c'était significatif, mais, s'il y a une chose qui revient dans toutes les entrevues, c'est la satisfaction commune d'avoir vu cinq grands artistes partager la scène sans que personne ne tire la couverture vers lui.

« C'était quelque chose de précieux. On a acquis une espèce de conscience que l'autre n'était pas un concurrent, un rival et, à la limite, un ennemi. »

- Gilles Vigneault

L'autre constat unanime porte sur un Québec en ébullition comme on n'en a plus revu par la suite. « Cet événement était le résultat de toute l'effervescence qu'il y avait au Québec à l'époque mais qui est maintenant en veilleuse, pour ne pas dire éteinte », dit Charlebois.

Quelques semaines plus tard, chez lui, Gilles Vigneault reçoit tous les artisans pour célébrer l'événement. Au-delà de l'acte poétique, politique ou linguistique, 1 fois 5 pouvait alors entrer dans l'histoire. Ce fut le dernier grand spectacle de ce genre tenu au mont Royal.