Un artiste ne prend jamais vraiment sa retraite. Du moins, pas à la manière du commun des mortels. À 65 ans, qu'ils soient chanteurs ou acteurs, ils ont toujours le feu sacré. Mais quelle place leur réserve la profession ? Si certains continuent de travailler, d'autres tournent au ralenti. Et pour les plus flambeurs ou ceux qui n'ont pas bénéficié de la caisse de sécurité des artistes, les temps sont parfois très durs.

Pendant près de six décennies, Gérard Poirier n'a cessé de jouer. Des Plouffe à Du tac au tac en passant par Le parc des Braves ou Le clan Beaulieu, il a su durer et laisser sa marque. Mais en 2010, les applaudissements du public ont tout à coup laissé place au silence. Le téléphone a cessé de sonner, et le grand acteur, alors âgé de 80 ans, a pour la première fois commencé à douter.

« Dans ma candeur naïve, je croyais que ça se ferait tranquillement, qu'on m'offrirait de moins en moins de travail, mais que j'en aurais encore pour une dizaine d'années », lance Gérard Poirier.

« Je suis encore prêt à jouer ! J'en ai parlé à Janine Sutto et elle m'a dit : "Gérard, c'est ça le métier : il faut laisser la place aux jeunes, ils ont droit à leur part du gâteau" », ajoute-t-il, l'air espiègle.

Toujours aussi passionné par son métier, le comédien a dû accuser un second coup dur la même année, ayant été victime d'une escroquerie.

« J'ai toujours été un excellent consommateur. Pour moi, l'argent doit circuler. Ce qui ne veut pas dire que je n'avais rien mis de côté pour voir venir les mauvais moments. Mais j'ai été victime d'un escroc que je considérais comme un très grand ami. Ça a été très dur à avaler. Il m'a volé tout ce que j'avais accumulé, toute ma pension de l'Union des artistes. Je n'en ai pas revu un sou », confie-t-il, encore ébranlé.

LA VIEILLESSE, UNE TARE ?

L'Union des artistes compte actuellement 602 membres actifs de plus de 65 ans. Mais peu d'entre eux se retrouvent sur scène ou devant la caméra. Un phénomène qu'observe Yves Desgagnés depuis de nombreuses années : le metteur en scène est régulièrement sollicité par de véritables monuments de la culture québécoise qui désirent monter à nouveau sur les planches.

« Ça m'a surtout sauté au visage lors de l'hommage au scénographe et costumier François Barbeau. Il y avait beaucoup de comédiens âgés qui sont venus me voir pour me demander du travail. Une grande dame dont je tairai le nom m'a dit : "Tu n'aurais pas un petit quelque chose, Yves ?" Je suis venu les yeux pleins d'eau. Elle était là comme une mendiante alors que c'est une actrice qui a éclairé le jeu dans la comédie classique », se désole Yves Desgagnés.

« Ça semble être une tare d'être un artiste âgé au Québec ! C'est incroyable comment toute une génération disparaît [de l'avant-scène], des gens de grande expérience », ajoute Yves Desgagnés.

QUAND LE CORPS LÂCHE

Même si la passion est intacte, la santé peut parfois court-circuiter les projets professionnels des artistes séniors. Jean Lapointe en sait quelque chose.

Le chanteur et acteur - qui a été sénateur de 2001 à 2010 - nous reçoit dans son petit appartement de l'avenue Cedar où trônent sur la table à manger une bonne demi-douzaine de cigarettes électroniques. Devant notre étonnement, M. Lapointe nous confie qu'il se remet d'un cancer du poumon détecté lors d'un bilan annuel de santé en novembre 2014.

« Je fumais pas à peu près ! Je suis passé au vapotage quand on m'a diagnostiqué. Comme mon cancer a été pris au tout début, ils ont pu utiliser une machine fabuleuse en seulement trois traitements. Quelques semaines plus tard, je n'avais plus rien ! Mais j'étais essoufflé, fatigué et j'avais perdu la voix. »

« J'aurais aimé chanter jusqu'à mon dernier souffle. Au début, ça ne me dérangeait pas, mais maintenant, ça me fait de la peine. J'ai 80 ans. J'ai la chance d'être encore là. Et avec la vie que j'ai menée, je devrais déjà être mort et enterré ! », explique Jean Lapointe.

LES OUBLIÉS DE L'INDUSTRIE ?

Selon l'agente d'artistes Ginette Achim, le rythme des productions ne favorise pas le travail des plus de 65 ans.

« Pour les acteurs plus âgés, les journées sont longues et il y a beaucoup de scènes à apprendre. C'est très exigeant, dit-elle. Et plus globalement, il y a moins de rôles, mais un peu pour tout le monde. »

Pour Mme Achim, qui compte plusieurs comédiens séniors parmi ses clients, le problème réside surtout dans le manque de variété des rôles qui leur sont proposés.

« Si tu n'es pas malade, tu as la même folie qu'à 20 ans. Je trouve malheureux de ne pas voir ces artistes dans un contexte plus proche de la réalité. Ce n'est pas vrai qu'ils sont forcément dans un hôpital avec une perfusion dans le bras ou en train de perdre la tête. On devrait montrer d'autres réalités. »

« C'est comme si on pensait qu'en vieillissant, ils arrêteraient de vivre. Il y a des histoires d'amour, des couples qui se marient à 80 ans ! », ajoute Ginette Achim.

Un avis que ne semble pas partager l'auteure et productrice Fabienne Larouche, dont plusieurs séries comptent des comédiens de plus de 60 ans.

« Certaines histoires portent à avoir des comédiens plus âgés, d'autres moins. Dans Unité 9, Angèle Coutu [70 ans] et Micheline Lanctôt [69 ans] n'ont pas des rôles de grands-mères ! Dans Ruptures, Louise Portal [66 ans] et Raymond Bouchard [71 ans] incarnent un couple loin des stéréotypes habituels. Je ne dis pas que ça n'existe pas. Mais dans mes productions, c'est rarement le cas », souligne Fabienne Larouche.

« Dans District 31, qu'écrit en ce moment Luc Dionne, il y a un manoir pour retraités à côté du poste de police. Ça donne lieu à des histoires pas possibles ! Je crois que les artistes de plus de 65 ans ont encore leur place à la télévision », ajoute la productrice d'Aetios.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Pour Jean Lapointe, c'est la maladie qui a freiné ses ambitions. 

LES CHANCEUX

Pour certains comédiens séniors comme Marc Legault, le temps ne semble pas avoir de prise sur leur carrière. « Je suis chanceux. Très chanceux », avoue-t-il.

À 79 ans, on verra le comédien dans La liste de mes envies au Rideau Vert à l'automne puis chez Duceppe dans Les héros, aux côtés de Michel Dumont et Guy Mignault.

« Il y a moins de rôles de personnes âgées à la télé. Ça peut tomber sur toi ou sur les quatre ou cinq qui continuent à jouer. Je trouverais trop difficile de faire du cinéma : les conditions sont fatigantes. J'ai fait une pub il n'y a pas longtemps et j'ai fini à minuit. Au théâtre, on répète plus que par le passé et j'aime beaucoup ça. À la télé, j'ai fait Yamaska il y a trois ans. Mais les conditions de tournage sont beaucoup plus rapides et difficiles. Alors je ne crois pas que j'en referais souvent », dit-il.

« Je vais baigner dans le théâtre ! Ça demande pas mal plus d'énergie qu'avant, mais ça va bien aller ! », conclut-il le sourire aux lèvres.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

À 79 ans, Marc Legault se sait «très chanceux» de toujours travailler. On le verra prochainement au Rideau Vert et chez Duceppe. 

Vieillir avec le feu sacré

MARIE EYKEL

68 ans

Actrice à la télé (Passe-Partout), au théâtre et au cinéma

« Passe-Partout a pris une grande place dans ma vie. Si j'avais rêvé de jouer Andromaque, j'aurais trouvé ça dur ! De 29 à 50 ans, j'ai presque été prisonnière de ce personnage. Mais entendons-nous pour dire que c'était une prison dorée ! [...] Ensuite, je suis partie faire une tournée en Australie et en Nouvelle-Zélande avec Robert Lepage, en remplaçant Marie Brassard dans The Seven Streams of the River Ota. Mais à mon retour ici, j'ai commencé à trouver ça plate ! J'avais 50 ans et je m'emmerdais ! Je n'avais plus vraiment envie de jouer et je ne savais pas trop ce qui pourrait dépasser l'expérience que je venais de vivre. J'ai décidé de faire une maîtrise en art-thérapie à Concordia. Ça a complètement changé le cours de ma vie ! Je travaille maintenant avec des femmes en milieu défavorisé. Être vieux, c'est tabou, c'est sale. Je connais beaucoup d'artistes qui ne veulent même pas dire leur âge. Je me trouve chanceuse. »

JEAN LAPOINTE

80 ans

Chanteur (Les Jérolas), acteur à la télé (Duplessis) et au cinéma (Les ordres, L'eau chaude, l'eau frette)

« Je ne crois pas qu'un artiste prend sa retraite. J'ai toujours le feu sacré. Tant que je vais être capable de bouger, je vais continuer. C'est toute ma vie. Je vis très bien avec le fait de moins travailler, car je ralentis moi-même ! Si je devais encore faire 170 représentations en une saison, comme avec Rire aux larmes, je finirais dans le trou ça ne serait pas long ! Mais des conférences, ça m'irait très bien ! Je travaille avec Jean-Pierre Plante là-dessus. Je suis prêt ! Je m'ennuie du public. J'ai besoin de lui parler. »

MARC LEGAULT

79 ans

Acteur au théâtre, à la télé et au cinéma (Le frère André)

« Je ne pensais jamais que je continuerais à travailler aussi longtemps, même si je le souhaitais ! À partir de 60 ans, on a toujours peur que la mémoire nous fasse défaut. Il y a 10 ans, j'ai dû apprendre le rôle de L'avare de Molière à deux semaines d'avis. J'ai réalisé que ma mémoire était encore intacte ! En 2015, j'ai très peu travaillé. Je me demandais si ça allait être la fin. Je vais travailler aussi longtemps que je vais le pouvoir ! L'âge apporte toutes sortes de problèmes physiques. J'ai eu des problèmes de hanche et je devais travailler debout. Ç'a été très souffrant, mais je me suis arrangé pour continuer. Prendre ma retraite ? Je m'ennuierais terriblement du métier ! Je suis peut-être encore plus passionné qu'avant. »

GÉRARD POIRIER

86 ans

Acteur et metteur en scène au théâtre, acteur à la télé (Les Plouffe, Du tac au tac, Le parc des Braves, Le clan Beaulieu) et au cinéma

« Si on est passionné par ce qu'on fait, je crois que l'organisme enregistre des rythmes, des façons de fonctionner. Si c'est coupé brutalement, ça s'en ressent : on est inquiet, on se demande si la page est tournée pour de bon. De temps en temps, on arrive encore à croire qu'on fait partie du métier. Il y a eu Mémoires vives et le court métrage Henry que j'ai fait de manière bénévole. C'est beaucoup plus dur maintenant pour moi d'apprendre des textes. Ça fait plus de cinq ans que je n'ai pas joué. On m'a offert quelque chose récemment, mais, en recevant le texte, j'ai vu tout de suite que je ne pouvais pas relever le défi, car il y avait de longs monologues. Je pense que j'aurais même un peu peur de jouer. Je me demande si j'aurais encore la force de monter sur scène tous les soirs. »

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Marie Eykel