Qui ne les a pas déjà remarquées sur les murs de la ville? Témoins d'un passé commercial pas si lointain, ces vieilles publicités peintes à la main se comptent par dizaines. Mais elles ont déjà été plus nombreuses. Au gré du temps et de l'urbanisation, elles s'effacent progressivement, apportant avec elles les souvenirs d'une autre époque. Faut-il les protéger?

«Il faudrait qu'il se passe quelque chose. Il y a quelques années, c'était encore pas pire. On pouvait encore en sauver quelques-unes. Mais là, il commence à se faire tard. Beaucoup sont irrécupérables.»

Denis Paquet est découragé. Depuis 15 ans, ce consultant en patrimoine se bat pour que les villes de Montréal et Québec protègent les vieilles publicités murales en voie de disparition. En vain.

Son dernier combat lui a laissé un goût amer. En 2008, quand Spectra a revampé l'édifice Blumenthal, il a tout fait pour qu'on n'efface pas les vieilles enseignes qui étaient peintes sur ses murs. Peine perdue. Dans la foulée des rénovations, la façade est a été nettoyée, et avec elle l'ancienne publicité. «Tout était là pour qu'on la protège, déplore M. Paquet. L'édifice était même protégé par la loi. Il aurait fallu que la ministre [Christine St-Pierre à l'époque] mette son pied à terre. Mais elle n'a rien fait.»

Héritage de la première moitié du XXe siècle, ces vieilles enseignes, que les anglophones ont surnommées ghost signs (enseignes fantômes), ne sont pourtant pas sans intérêt. Selon Dinu Bumbaru, directeur des politiques pour l'organisme Héritage Montréal, leur valeur patrimoniale est même une évidence.

«Ce sont des témoins évocateurs d'une époque. Elles nous en disent beaucoup sur l'histoire de la ville, du commerce et même du design», résume-t-il, en utilisant le terme «d'archéologie urbaine».

Même son de cloche chez Réjane Bougé, qui vient de leur consacrer un ouvrage à saveur nostalgique, Sur les murs d'un Montréal qui s'efface (Fides), fait en collaboration avec le photographe Michel Niquette.

Pour cette fille d'épiciers, qui a grandi sur le Plateau dans les années 60, les ghost signs ne sont pas seulement des fragments d'histoire. Ils sont «emblématiques» d'une certaine période et d'une culture populaire oubliée.

Rien de mieux, en effet, qu'une vieille pub de cigarettes Old Chum, de cirage à souliers Nurret ou de bière Frontenac pour nous apprendre ce que les Québécois consommaient dans les années 30, 40, 50 ou 60, sans oublier les commerces locaux comme la ferronnerie J.O. Bourget, l'épicerie D. Brosseau ou les fourrures John Henderson, qui s'annonçaient en grande pompe sur leurs façades.

Toutes ces réclames racontent Montréal et c'est pourquoi il fallait les immortaliser. «L'idée était de garder une trace du passé, résume Mme Bougé. C'était un travail de mémoire.»

Stopper l'hémorragie

Cela suffira-t-il à freiner la disparition des ghost signs? On en doute. Selon les estimations de Denis Paquet, il n'en resterait pas plus d'une cinquantaine de «significatives» à Montréal, et une vingtaine à Québec.

Reste à savoir comment stopper l'hémorragie. Ces vieilles enseignes ne jouissent d'aucun statut particulier. Personne ne les entretient. Personne ne les protège. «Il n'y a aucun règlement qui empêche leur disparition», dit Denis Paquet.

Faute de volonté politique, elles restent à la merci des intempéries et des promoteurs immobiliers, qui n'hésitent pas à les éradiquer au nom du développement urbain.

C'est le cas de la vieille pub pour la sauce HP, qu'on pouvait voir jusqu'à tout récemment à l'angle de Saint-Laurent et Ontario. «Elle était extraordinaire, mais on l'a recouverte», regrette Dinu Bumbaru. Idem pour l'immense murale de tabac Old Chum, apparue comme par miracle à l'angle de Masson et de la 10e, en 2009. Mise à jour après la démolition du bâtiment adjacent, la pub n'est restée à l'air libre que quelques mois, avant d'être recouverte par des condos.

«Heureusement qu'on a eu le temps de la photographier, raconte Réjane Bouger. C'est d'ailleurs ce qui a été le déclencheur pour notre livre.»

En Belgique, certains ghost signs seraient officiellement protégés. À quand une initiative semblable au Québec? Dinu Bumbaru fonde ses espoirs dans la nouvelle loi sur le patrimoine, dévoilée récemment par le Parti québécois.

D'ici là, Denis Paquet propose de limiter les dégâts en remettant ces enseignes en état. Ce projet, effectué dans les règles de l'art, pourrait se faire en collaboration avec des commerces actuels. Dinu Bumbaru n'est pas sûr que ce soit une si bonne idée. «Leur intérêt n'est-il pas justement d'évoquer le temps passé? Rénovées, qu'évoqueraient-elles?», demande-t-il.

Dans un cas comme dans l'autre, il faudra faire vite. Car les ghost signs ne pourront pas résister beaucoup plus longtemps à l'indifférence et à l'usure du temps.

«Je ne lâche pas le morceau. J'ai l'appui de l'UNESCO et de Phyllis Lambert», conclut Denis Paquet. Le problème, c'est que bientôt, on ne pourra même plus les restaurer. Plus le temps passe, plus leur patine est patinée!».

Image: tirée du livre Sur les murs d'un Montréal qui s'efface

Avenue Papineau, près de la rue Ontario, en 2010.

Un peu d'histoire

Ce n'est pas d'hier qu'on s'affiche sur les murs. Mais l'enseigne murale, elle, ne devient populaire qu'au milieu du XIXe siècle. Au Québec, on les retrouve essentiellement dans les rues commerciales et les quartiers industriels. Elles annoncent des produits populaires et des noms d'entreprises. Cette industrie florissante fait vivre les peintres ambulants et les lettreurs professionnels.

Protégeons nos fantômes

Un mouvement citoyen mondial se dessine pour la protection des ghost signs. Aux États-Unis, en France, en Grande-Bretagne, des organisations ou des individus inventorient ces vieux spécimens publicitaires. À Vancouver, on sensibilise des propriétaires d'édifices avec des conseils en matière d'affichage historique. Plusieurs sites web ont aussi vu le jour, dont Roadside Advertisement (https://www.elve.net/padv/home.htm) et Ghostsigns.co.uk

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Image: tirée du livre Sur les murs d'un Montréal qui s'efface

Vue nord de la rue De Bleury.