Devant la tourmente qui les frappe, plusieurs journalistes américains ne comptent plus sur les médias traditionnels pour les payer. Ils demandent aux lecteurs de financer directement leurs reportages. Ou se regroupent pour former des organismes à but non lucratif. En France, ils apprennent à vendre leur «marque». Au Québec, ces approches n'ont pas encore trouvé preneur.

À San Francisco, le site Spot.us permet depuis un an et demi à ses lecteurs de financer directement les reportages de ses journalistes, à coup de contributions allant de 20 $ à 200 $. Quand un reportage est complètement financé, le journaliste se met au travail. Ce projet, financé par la fondation Knight, permet pour le moment la publication de deux reportages par semaine, à un coût moyen de 500 $. The New York Times a même publié en une l'un des reportages de Spot.us.

Au centre des États-Unis, The New York Times a confié depuis novembre dernier à un organisme à but non lucratif ses pages consacrées à Chicago dans son édition du Midwest. La Chicago News Cooperative, constituée d'anciens journalistes du Chicago Tribune, est pour le moment financée par la fondation MacArthur.

Ces deux exemples montrent les différentes avenues qu'emprunte le journalisme au sud de la frontière. Face aux baisses de lectorat et surtout de revenus publicitaires, qui ont engendré des dizaines de fermetures de quotidiens depuis le milieu de la décennie, les fondations qui s'intéressent au journalisme tentent de financer d'autres modèles d'affaires.

«Tout le monde s'entend pour dire que les revenus publicitaires ne reviendront jamais aux niveaux d'il y a cinq ans», explique Elspeth Revere, vice-présidente à la fondation MacArthur. «On ne sait pas quel modèle d'affaires fonctionnera. Alors nous finançons plusieurs tentatives différentes, en espérant que l'une d'entre elles trouvera un modèle d'affaires garantissant un journalisme de qualité.»

Au Québec, cette tendance n'est pas observable. «Au Québec, nous n'avons pas une tradition de philanthropie qui permet ce genre d'expériences», dit Brian Myles, président de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec. «Financer les reportages seulement par le lectorat, c'est souhaitable, mais il faut faire attention avec le financement de chaque reportage. Avec cette approche, on n'aurait jamais eu les reportages sur la ségrégation aux États-Unis dans les années 40 et 50. Et le financement par les fondations privées pose problème si elles représentent des intérêts particuliers dans les débats publics.»

Ce problème éthique s'est posé l'automne dernier au Washington Post, avec la publication d'un reportage sur la nécessité de conserver les baisses d'impôts pour les riches du président Bush. Le reportage avait été écrit par le Fiscal Times, un magazine internet. Après des plaintes de lecteurs, l'ombudsman du quotidien américain a déploré que le reportage ne fasse pas mention du fait que le Fiscal Times est financé par un riche homme d'affaires qui bénéficie de ces baisses d'impôts.

Conflits d'intérêts

Après l'affaire du Fiscal Times, des observateurs des médias ont souligné que d'autres organismes similaires pourraient créer la même apparence de conflit d'intérêts: Kaiser Health News, dont les reportages sont notamment publiés par Politico et NPR, est financé par un assureur et ProPublica, dont les reportages sont notamment publiés par The New York Times, par un couple de banquiers engagés dans les prêts hypothécaires à haut risque.

L'École de journalisme de Columbia a fait l'automne dernier un tour d'horizon des différentes tentatives pour renflouer la profession. D'autres approches ont tout autant inquiété M. Myles. En Floride, par exemple, plusieurs quotidiens, dont le Miami Herald, publient des reportages d'étudiants de l'Université de Floride. «C'est bien si c'est fait dans une perspective de formation, dit M. Myles. Mais quand on dépend d'étudiants ou de bénévoles pour couvrir une région, ça ne marche pas.»

Des emplois stables

L'objectif de la Chicago News Cooperative est d'ailleurs d'assurer des emplois stables et bien rémunérés à ses journalistes. «Le tiers de nos postes sont présentement permanents, avec des avantages sociaux», explique son fondateur, James O'Shea, qui s'est illustré en 2008 à titre de rédacteur en chef du Los Angeles Times, quand son employeur l'a congédié parce qu'il refusait de procéder à des coupes importantes dans le budget de la salle de rédaction. «Pour le moment, j'avoue que je peux occuper ce poste seulement parce que j'ai presque l'âge de la retraite et que j'ai reçu une prime de séparation du LA Times. La première année, je n'ai pas reçu de salaire. J'espère que d'ici cinq ans, la pub et les contributions des lecteurs de notre site internet nous permettront de couvrir nos coûts.»

Brian Myles est sceptique. Il souligne qu'un site comparable lancé à Baltimore en 2009, qui devait employer d'ex-journalistes du Baltimore Sun, n'a toujours pas trouvé le moyen de verser des cachets concurrentiels à ses pigistes, qui vivent pour le moment de leurs économies. David Cohn, le fondateur de Spot.us, confirme lui aussi que son approche ne peut remplacer les salles de rédaction. «C'est tout simplement une autre avenue pour les pigistes.»

 

Les journalistes sont des marques

Les tâtonnements du financement des journalistes ne sont pas l'apanage des États-Unis. En France, le site Glifpix proposera bientôt aux lecteurs de financer des reportages internationaux, sur le modèle de «crowdfunding» (financement par la foule) de Spot.us. À la mi-février, le magazine français Télérama annonçait que dorénavant, les journalistes devraient se transformer en «marques», une idée lancée par un professeur de journalisme de l'Université Columbia à New York.

 

Qui sont Knight et MacArthur?

Les deux principales fondations qui financent les nouveaux modèles d'affaires de journalisme sont Knight et MacArthur. La première a été fondée par des propriétaires de l'empire médiatique Knight et s'intéresse surtout au journalisme. La fondation MacArthur, fondée par un banquier et entrepreneur immobilier dans les années 70, a un mandat plus large, qui va jusqu'à la promotion des droits de l'homme et de la démocratie. La fondation Knight verse chaque année 20 millions$US en subventions et la fondation MacArthur, six millions $US dans le cadre de son programme pour les médias. À titre d'exemple, Spot.us a reçu 340 000 $US de Knight et Chicago News Cooperative, 500 000 $US.