Pour toujours, les Cliffs de la Caroline-du-Nord seront connus comme le premier parcours de golf américain dessiné par Tiger Woods. C'est ce que dit la page d'accueil d'un luxueux complexe résidentiel niché dans les montagnes bleues de la Caroline. Et hier encore, malgré la série de scandales qui ont poussé Tiger en bas de son piédestal et au fond du trou, la page d'accueil des Cliffs nous offrait toujours une balade bucolique avec lui. «Il y a 10 ans, un endroit calme et serein comme celui-ci ne m'aurait pas attiré, mais maintenant que j'ai une femme et des enfants, ma vision de la vie a changé», nous sussure Tiger dans une des vidéos.

Avec ce qui vient de se passer, autant dire que cette dernière remarque semble tout droit sortie de la bouche d'un acteur qui joue à la perfection un texte qu'il n'a pas la moindre intention d'incarner dans la vraie vie.

 

Bizarre, quand même, cette nouvelle dichotomie entre le Tiger d'avant et celui d'aujourd'hui. Entre le héros déchu et celui qui avait tout pour lui.

Il y a à peine un mois, ce Tiger-là était encore bien au chaud sur son Olympe: un champion, oui, mais calme, cool, bien élevé, ayant fréquenté l'université, moralement irréprochable, à l'opposé de l'insecte névrotique et défiguré qu'était Michael Jackson, à des années-lumière de la bande de gangsters rappers et leur culture du bling bling et de gros fusils, tellement plus civilisé que tous ces joueurs de basket élastiques qui finissent un jour par rebondir au poste de police, un noir, oui, mais pas trop Noir, un Noir presque blanc, pratiquant un sport de Blancs dans des paradis de Blancs où on ne risque pas d'être accusé de viol, de meurtre, de trafic de crack ou de cocaïne.

Mais il faut bien se rendre à l'évidence: ce Tiger-là n'était pas tant un héros que l'image d'un héros. Et plus l'image grandissait, plus celui derrière ratatinait. Pourtant, derrière cette image, il y a déjà eu quelqu'un: un dénommé Eldrick Woods, le fils d'un vétéran du Vietnam, un gamin qui a reçu ses premières leçons de golf dans sa chaise haute. Mais Eldrick n'a pas survécu longtemps. À 21 ans, il est mort en changeant son nom pour Tiger.

Peut-être est-ce ce jour-là qu'une première fissure est apparue et qu'elle a lentement commencé à lézarder le mur des apparences. Peut-être la fissure est-elle devenue une fracture il y a trois ans lorsque Tiger a perdu son père, le vétéran du Vietnam et la grande force structurante de sa vie. Il doit bien y avoir une explication à ce grand, à cet énorme décalage entre le Tiger lisse d'avant et le Tiger d'aujourd'hui: cet homme accro aux pilules, tricheur, menteur, baiseur compulsif, jamais rassasié, alignant les filles comme des balles de golf dans un champ de tir. Est-ce vraiment le même homme? Et si oui, comment se fait-il que personne n'ait rien vu? Est-ce parce que ceux qui veillent à son image depuis 10 ans ont fait un travail colossal de contrôle de l'information et de gestion des dégâts? Ou bien parce que plus le temps passait, plus Tiger se sentait à l'étroit dans son costume de héros? Plus ça lui coûtait d'être quelqu'un qu'il n'était pas? Plus il craquait sous toutes ses coutures et se fissurait de partout, incapable d'apaiser le monstre qui grondait en lui?

Certains ont dit que les déboires de Tiger ont eu le mérite de nous montrer qu'il était humain malgré tout. Ils se trompent. Non seulement Tiger Woods n'est pas humain, il n'a jamais existé.

Tiger Woods est un simulacre de héros fabriqué dans les officines des grandes firmes de relations publiques internationales.

Tigers Woods est le fantasme d'une armée de faiseurs d'images qui ont voulu offrir à l'Amérique moyenne, et ultimement au monde entier, une icône noire propre, lisse, normale et normalisée jusqu'à l'ennui. Tiger Woods avait tout pour lui. Tout sauf la vérité.

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