À 44 ans, avec un fils de 9 ans qui grandit, une compagnie de théâtre à diriger, des rôles qui l'appellent en même temps qu'un besoin irrépressible d'écrire, Alexis Martin n'a plus une minute à lui. Mais au lieu de ralentir, l'homme de théâtre multiplie les projets. Entre la reprise de Matroni et moi ce printemps, un documentaire sur son père, le journaliste Louis Martin, une mise en scène avec le mentaliste Gary Kurtz et une tournée du NTE, il lira des extraits de Guerre et paix de Léon Tolstoï, lundi, à la Cinquième Salle de la Place des Arts. Portrait d'un polyvalent extrême.

La première fois qu'Alexis Martin a lu Tolstoï, il avait 20 ans et était en pleine dépression. Il n'habitait plus chez ses parents à Outremont, mais dans un logement minable à l'ombre de la prison Parthenais. Il étudiait au Conservatoire d'art dramatique en écriture et en interprétation, n'avait pas un sou, ne mangeait qu'un repas par jour et ne vivait que pour le moment béni de la journée où il pourrait fuir l'âpre réalité de son quotidien avec son auteur bien-aimé du moment: Tolstoï.

Soir après soir pendant des semaines, les trois tomes de Guerre et paix ont sauvé Alexis Martin du désespoir. Grâce à ce long téléroman à la fois familial et historique, l'apprenti comédien, auteur et metteur en scène s'est trouvé une famille d'adoption, un monde lointain auquel rêver et un héros, le comte Pierre Bezoukhov, auquel s'identifier.

«Ces romans m'ont vraiment aidé et fait du bien à une époque où j'en arrachais. Aucun de mes projets ne marchait. Mon avenir me semblait très sombre, mais malgré ça, je n'avais qu'une hâte: retrouver les romans de Tolstoï qui m'attendaient chez moi. Je lisais déjà beaucoup. Je lis encore énormément et, je l'avoue, de manière compulsive. Comme l'alcoolique qui boit pour oublier ses problèmes, moi, je lis pour fuir.»

Vingt-quatre ans plus tard, Alexis Martin n'habite plus à l'ombre de la prison Parthenais bien qu'il y oeuvre presque tous les jours, rue Fullum, à titre de codirecteur artistique du Nouveau Théâtre Expérimental, poste qu'il partage avec l'acteur, auteur et metteur en scène Daniel Brière.

Filiation extrême

Mais s'il travaille, crée, conçoit et met en scène rue Fullum, Alexis Martin est retourné vivre à Outremont, pour ne pas dire à Pétromont, l'expression qu'utilisait Guylaine Tremblay quand elle avait envie de taquiner son compagnon de jeu au sujet de ses origines bon chic bon genre. À l'époque, Guylaine Tremblay n'était pas encore l'enfant chérie du public de TVA et du gala Artis, mais une actrice underground qui avait quitté la basse-ville de Québec pour la marginalité théâtrale montréalaise. C'est avec elle, Daniel Brière et Gary Boudreault que, l'année du deuxième référendum, Martin a fondé le Groupe Forestier du Théâtre. La même année, ils créaient leur première pièce, Matroni et moi, sans se douter que la pièce serait un succès, deviendrait un film (réalisé par Jean-Philippe Duval) avant de renaître de ses cendres 15 ans plus tard à l'Étoile de Brossard.

Pour ce qui est de Pétromont, malgré les blagues de Guylaine Tremblay, Alexis Martin est retourné y vivre. Mieux encore, il a racheté à prix d'ami la maison de ses parents juste en face de l'école alternative Querbes où il a fait son primaire dans les années 70. Aujourd'hui, non seulement son fils de 9 ans fréquente la même école que lui, mais il occupe la chambre qu'occupait son père quand il était enfant. C'est ce qu'on appelle de la filiation extrême. Alexis Martin en convient.

«Au début, raconte-t-il, c'est sûr que je trouvais ça un peu étrange. À un tel point que je faisais un cauchemar récurrent où je revenais dans la maison de mes parents qui me demandaient ce que j'attendais pour me trouver un appartement. Des fois, je me réveillais en me disant: c'est vrai, ils ont raison, il faut que je déménage et que je me trouve une place à moi. Tout à coup, je réalisais que c'était moi, le propriétaire de la maison. Et puis, le temps a passé et je me suis rendu compte que ma situation était peut-être étrange par rapport à la culture nord-américaine, mais en Europe, des enfants qui reprennent la maison familiale, ça se fait tous les jours.»

Pour un créateur obsédé par l'idée de la transmission, cette maison était en quelque sorte un cadeau du ciel. Et d'autant plus que tous les livres et tous les documents de son père, le journaliste Louis Martin, y sont demeurés intacts et à la même place. Depuis sa mort l'an dernier, Alexis se dit qu'il faudrait qu'il fasse le ménage et qu'il classe le tout, mais il n'arrive pas à s'y résoudre. En lieu et place, il s'est lancé dans un projet de documentaire sur son père avec le cinéaste Louis Bélanger.

«Ce que j'ai envie de raconter à travers mon père et sa génération, c'est l'avènement, dans le Québec des années 60, d'un nouveau journalisme qui a marqué la fin de la corruption et des enveloppes brunes, le début de la syndicalisation et l'arrivée de journalistes inspirés par l'école nord-américaine.»

Seul avec ses fantômes

À sa manière, Louis Martin a sans aucun doute inspiré et influencé son fils, mais pas au point de lui donner envie de devenir journaliste. Ce dernier semble avoir compris assez tôt que son destin serait théâtral. Pour marquer la distance entre les aspirations paternelles et les siennes, Alexis Martin s'est d'abord tourné vers Robert Gravel, puis vers Jean-Pierre Ronfard, deux hommes de théâtre qui sont devenus ses mentors et ses pères spirituels. En principe, Alexis Martin se voyait vieillir en continuant à créer et à travailler avec ses deux pères. Mais la mort les lui a enlevés l'un après l'autre.

Robert Gravel est mort au tournant de la cinquantaine, il y a plus de 10 ans. Jean-Pierre Ronfard l'a suivi au ciel cinq ans plus tard. Et l'an dernier, quand Louis Martin a rendu l'âme après une longue maladie, Alexis Martin s'est retrouvé triplement orphelin et désormais seul avec ses fantômes.

«On se mesure toujours à l'aune de ceux qui nous ont marqués, c'est inévitable, raconte-t-il, et moi, j'ai eu la grande chance d'être marqué par des gens qui n'étaient pas des esprits chagrins et frustrés. Robert Gravel et Jean-Pierre étaient critiques, mais enthousiastes. Ils n'étaient pas le genre à dire: après moi, le déluge. Au contraire. C'étaient des animateurs et des formateurs hors pair. Ils faisaient confiance aux jeunes. Leur enthousiasme et leur optimisme m'ont donné des ailes. C'est pourquoi la pression que je ressens maintenant qu'ils ont disparu n'est pas négative. Au contraire. J'entretiens avec mes fantômes un discours qui est toujours aussi riche, positif et nourrissant.»

De l'inquiétude

Reste qu'avec ou sans fantômes, Alexis Martin s'inquiète pour l'avenir. Celui de sa langue et de sa culture. Celui d'un système d'éducation qui lui fait l'effet d'être en pleine perdition.

«J'ai peur de la «louisianisation» du Québec, dit-il. Peur qu'à cause de notre poids démographique en déclin, nous n'ayons plus les moyens de maintenir un système d'éducation de qualité. J'ai le sentiment que le français ici ne progresse plus depuis 20 ans. On a atteint un sommet à ce moment-là, et depuis, on régresse. Aujourd'hui, quand le théâtre Denise Pelletier présente un Ionesco, on a l'impression que même les profs ne comprennent plus l'importance et l'utilité de présenter une telle oeuvre aux élèves. Quelque chose s'est perdu en cours de route. Les gens sont moins instruits qu'avant. Ils ont moins d'exigences et de rigueur.»

Même si le constat est désolant, Alexis Martin n'a pas l'intention de rendre les armes, de fuir avec le Cirque du Soleil à Las Vegas ou de s'enfermer dans sa tour d'ivoire. C'est pourquoi il a accepté de plonger dans l'univers de la magie et de signer la mise en scène du prochain spectacle du mentaliste Gary Kurtz. Mais avant cela, il retrouvera son vieux copain Pierre Lebeau dans la nouvelle mouture de Matroni et moi, une pièce qu'il a écrite il y a 15 ans et dans laquelle le monde livresque et celui de la rue entraient déjà en collision.

Avant de laisser Alexis Martin filer vers Tolstoï, Matroni et Gary Kurtz, je lui demande où il sera dans 10 ans. L'image qui lui vient spontanément à l'esprit est celle d'une forêt et d'une petite cabane en bois. C'est là qu'il rêve de se réfugier pour écrire. Et pour poursuivre le dialogue avec ses fantômes.

Studio littéraire: Alexis Martin lit Tolstoï, le 30 mars, 19h30, à la Cinquième Salle de la Place des Arts.