Si l'Opéra de Montréal commencera samedi prochain sa saison sans déficit, c'est en bonne partie grâce au président de son conseil d'administration. Mécène, collectionneur d'art contemporain et redoutable entrepreneur, Alexandre Taillefer a conquis le Far-West des start-up technologiques avant d'être conquis par l'art. Portrait.

«J'aime être entouré de choses qui me dérangent», lance Alexandre Taillefer d'une voix douce mais assurée.

Des oeuvres qui dérangent, il y en a plusieurs dans les luxueux bureaux du Vieux-Montréal de sa boîte Stingray. Par exemple, une toile de Marc Séguin qui dépeint un écrasement d'avion. Ou des photos de deux femmes placides sur le point de s'embrasser.

«C'est une illusion, précise-t-il en s'approchant des cadres. La photo est truquée. Il s'agit de deux images superposées d'une même comédienne. Ça symbolise l'amour-propre. Un amour trouble, comme le montre la larme au bout de son nez.»

Une métaphore du Narcisse moderne, en face-à-face tragique avec son vide. Sous ce diptyque se trouve un fauteuil aux lignes graphiques épurées, et à côté une lampe blanche très design.

«Quand j'ai commencé à collectionner avec ma conjointe, je m'intéressais beaucoup à l'aspect esthétique. On cherchait les belles choses, assez design. Mes goûts ont changé depuis», raconte-t-il.

Nous sommes jeudi matin, 9h45. À côté de ses deux écrans d'ordinateur, son téléphone vibre toutes les cinq minutes. Le PDG de 36 ans continue de parler et boire son thé vert sans trop s'en soucier.

En 1993, à seulement 21 ans, Taillefer fonde Intellia, une boîte de design web. Rapidement, il se démarque dans le Far-West des start-up techno. Intellia devient Nurun, puis est avalée par Quebecor en 1996. C'est là qu'il rencontre François Roy, aujourd'hui vice-recteur de McGill, celui qui lui communiquera sa passion pour l'art contemporain.

Son salaire lui permet alors de collectionner un peu. Mais l'éclatement de la bulle technologique ne l'épargnera pas.

«L'action de Nurun est passée en peu de temps de 89$ à 89 cents. Et j'avais beaucoup d'actions. C'était le retour du balancier. On passait de la survalorisation excessive à la sous-valorisation excessive», se souvient-il.

Mais il rebondit en fondant et en investissant «pas mal tout (son) argent» dans Hexacto, une boîte de jeux vidéo pour sans-fil. Elle est achetée en 2003 par Jamdat, puis devient EA Mobile. De là vient une bonne partie de sa fortune.

«C'est depuis cette transaction que j'ai vraiment les moyens de collectionner», explique-t-il sans donner de chiffre. Non pas par tabou. Mais tout simplement parce qu'il semble plus intéressé à parler d'autres sujets.

Sauvetage de l'Opéra

«Il faut écrire des choses très folles en ayant une vie très rangée», écrivait Gustave Flaubert.

Alexandre Taillefer maintient un peu le même équilibre. Une femme, des enfants de 5 et 7 ans, une maison muséale, une nouvelle compagnie (Stingray) en plein essor et une implication dans le Musée des beaux-arts (comité des acquisitions internationales) et l'Opéra de Montréal. Sa vie personnelle semble rangée et exemplaire. En parfait contrôle.

C'est dans l'art qu'il cherche le désordre. Dans les cauchemars existentiels de Francis Bacon (dont il ne possède pas de toile). Dans la tragédie des hommes-île de Comme un lego de Bashung, chanson qu'il a écoutée «des centaines de fois cet été». Ou dans la provocation de la série «roadkills» du peintre Marc Séguin.

«Pour moi, une oeuvre doit faire réfléchir sur la condition humaine», résume-t-il.

Cette passion pour l'art, il peut s'y consacrer davantage en 2006 lorsqu'il quitte Jamdat et prend une année sabbatique. Plus de temps pour collectionner, mais aussi plus de temps pour aider les artistes.

À la même période, l'Opéra de Montréal (OdeM) traverse une crise. L'institution croule sous une dette de 2 millions. Son directeur artistique Bernard Labadie démissionne. Son avenir est remis en question.

«Je siégeais au conseil depuis 2004. Par un jeu de chaises musicales, j'en suis devenu le président en 2006. Comme j'avais un peu de temps, je me suis installé deux ou trois mois dans un bureau de la Place des Arts.»

Avec la direction, il adopte un «plan de redressement draconien». La moitié des employés ont perdu leur boulot. Aujourd'hui, le déficit est complètement résorbé. Samedi prochain, l'OdeM entamera même sa nouvelle saison avec un surplus de 25 000$. Et avec une programmation revenue au nombre habituel de cinq productions.

«Mon travail à l'Opéra ne représente plus qu'une dizaine d'heures par mois. L'équipe est géniale, tout roule très bien. Ce dont une institution culturelle a besoin, c'est un input d'affaire. Mais cela ne signifie pas du tout s'ingérer dans les décisions artistiques. Jamais je ne me permettrais de questionner Michel Beaulac (nouveau directeur artistique)», assure-t-il, avant de défendre le choix de La Fanciulla del West, opéra américain de Puccini, qui ouvre la saison samedi prochain.

Le coyote se venge

Un mécène, Alexandre Taillefer? «Je n'aime pas le terme, répond-il. Ça fait un peu pompeux Disons que je consacre une partie de mon temps et de mon argent à l'art.»

Quelques secondes plus tard, il commence un plaidoyer pour le financement de l'art, le «parent pauvre» de notre société.

«Les gens disent qu'on doit d'abord penser à la santé. Je les comprends. Mais j'aimerais ajouter que l'art remplit un autre besoin essentiel. Il ne soigne peut-être pas le corps, mais il soigne l'âme. Soyons clair, je ne prends pas position pour l'art contre la santé. Mon argent, j'en donne une proportion pas mal égale aux deux. Mais mon temps, je le consacre seulement à l'art.»

Son temps, il le consacre aussi au Groupe Digital Stingray, fondé l'année dernière avec son associé Éric Boyko. «L'idée vient d'un party karaoké, raconte-t-il. Je n'en revenais pas qu'on utilise encore des CD cheap avec des vieilles machines et un texte qui apparaît à l'écran. J'ai fait une étude de marché. L'industrie offrait un potentiel énorme, avec un marché mondial de 6 milliards, mais de 150 millions en Europe et Amérique du Nord.»

Il s'attaque maintenant à ce marché avec sa nouvelle gamme de plateforme karaoké. «Des acquisitions sont prévues dans les prochains mois, lance-t-il. Cette fois, au lieu d'être le consolidé, on sera le consolidateur. Je suis dans ce business-là pour le long terme.»

Malgré tout, Alexandre Taillefer ne craint pas de manquer de temps de libre. «Je passe environ 40 heures par semaine au bureau, avance-t-il. Et j'accomplis autant qu'en 80 heures à mes débuts. Tout cela découle de ma philosophie du travail. Je travaille toujours, même quand je vais voir des oeuvres. Ça me donne du temps pour moi, pour réfléchir. De retour au bureau, je suis plus efficace. Un dirigeant d'entreprise devrait toujours pouvoir prendre ce genre de recul pour penser aux décisions stratégiques, et non seulement aux décisions tactiques.»

Mais sa collection d'art ne fait pas partie de ses décisions stratégiques ou de son plan d'investissement. Il assure ne jamais avoir vendu d'oeuvre. Une question de transmission de patrimoine.

«Mes enfants baignent dans l'art. Par exemple, mon oeuvre préférée est la série Revenge of the Roadkills de Marc Séguin. Il a empaillé des coyotes happés sur la route, puis il les a intégrés à des toiles. Sur chacune, un coyote se venge contre l'homme. Un coyote mange même le bébé d'une femme sur le tableau. Mon fils de 5 ans est capable de tout expliquer cela à ses amis à la maison. Ça forme l'esprit.»