C'est un vieux rêve de mystique que les lettres se mettent à chanter et, plus encore, que les lettres symbolisent physiquement les objets qu'elles dénotent. Histoire de fou? Oui, pourquoi pas? L'Américain Curt Leviant nous emmène dans quelques cerveaux joliment dérangés pour nous raconter - hélas, il n'a pas pu la chanter dans un livre - la musique originale de l'alphabet hébraïque.

Je m'en veux d'avoir manqué le dernier roman de Leviant Journal d'une femme adultère (choisi «Un des meilleurs livres de l'année 2007» par la revue française Lire) et l'image de sa couverture à faire damner un saint. Ce dernier Leviant, je n'allais pas le manquer.

La musique originale nous transporte à Budapest, «le point de ralliement des aliénés», selon un personnage du livre, à l'époque soviétique. Le Dr Isaac Gantz, musicologue américain constamment en quête de bourses de recherche et de voyage pour survivre (tout comme certains écrivains d'ici), fait la connaissance dans cette ville d'un dénommé Ferdinand Friedmann, ancien ingénieur. Friedmann prétend être en possession d'un trésor inestimable: la musique originale des 22 lettres de l'alphabet hébraïque. Bien sûr, il ne va pas révéler un trésor si précieux sans quelques preuves de la sincérité du Dr Gantz.

Que veut Friedmann? Quel prix demande-t-il? Effectivement, le prix est élevé: Gantz doit croire à l'existence de cette musique. Sans ce saut dans l'inconnu, vers des domaines mystiques, Gantz ne sera pas digne de recevoir cette incroyable musique.

S'ensuit tout un jeu du chat et de la souris. Gantz est américain, donc un homme rationnel qui ne voudrait pas être la cible d'un canular médiéval. Mais Friedmann fait miroiter la promesse d'une découverte qui assurera la carrière de Gantz. Croire ou ne pas croire? Ce n'est pas facile pour Gantz puisque tout le monde à Budapest jure que Friedmann est fou à lier.

Il faut dire que Friedmann n'aide pas sa cause. Il déclare à Gantz qu'il n'est pas apte à entendre cette musique car il a déjà «reçu le baiser d'une femme». En plus, Friedmann a tendance à tout expliquer par le mysticisme hébraïque, selon lequel les lettres ont des valeurs numériques qui correspondent aux planètes... et j'en passe. Comment y croire à notre siècle?

Nous sommes ici dans le monde des fictions de Jorge Borges et de Cynthia Ozick: un monde où la solitude pousse des êtres à construire des univers parallèles où ils sont seuls maîtres. C'est un monde de gens isolés et il faut une infinie tendresse et un infini doigté pour s'en approcher; Curt Leviant possède ces qualités. Quant à l'existence de cette musique, je suis prêt, moi, à y croire.

Mesdames et messieurs, la musique originale de l'alphabet hébraïque

Curt Leviant, traduit par Béatrice Vierne Anatolia, 193 pages, $22,95