Avant de s'installer au Vermont où il a vécu un exil de 20 ans, l'écrivain russe Alexandre Soljenitsyne - dont les obsèques ont eu lieu hier à Moscou - avait envisagé de s'établir à Labelle, dans les Laurentides, où il passé trois jours au printemps 1974. Un journaliste qui lui avait à l'époque servi de cuisinier se souvient de sa rencontre avec le monument de la littérature russe.

En mai 1974, Serge Schmemann a reçu un appel de son père Alexander lui demandant de le rejoindre à sa maison d'été de Labelle, dans les Laurentides. Il avait besoin d'un coup de main pour recevoir un invité de marque: l'écrivain russe Alexandre Soljenitsyne.

L'homme qui a révélé au monde l'univers du goulag soviétique venait d'être expulsé de son pays et cherchait un endroit tranquille où s'établir en Amérique du Nord. «Il a envisagé d'acheter une maison à Labelle et nous avons visité quelques propriétés avec lui», se rappelle Serge Schmemann, joint mardi dans sa maison familiale de Labelle.

Mais si Soljenitsyne avait tenu à se rendre dans ce petit village méconnu des Laurentides, c'était surtout pour discuter avec son compatriote Alexander Schmemann, un prêtre orthodoxe dont les sermons hebdomadaires étaient diffusés par Radio Liberté.

Serge Schmemann n'avait pas 30 ans quand son père lui a demandé de servir de cuisinier et de chauffeur pour son illustre invité. Soljenitsyne avait des besoins modestes: des pommes de terre aux oignons faisaient son bonheur. «Ça tombait bien, j'étais un mauvais cuisinier», dit Serge Schmemann qui a mené, depuis, une carrière de journaliste international.

En ce printemps 1974, Soljenitsyne avait déjà publié ses oeuvres les plus importantes, dont les premiers tomes de L'archipel du Goulag où il documente le système carcéral soviétique. C'est d'ailleurs la publication de cet ouvrage qui lui a valu d'être chassé de Russie et déchu de sa citoyenneté soviétique.

Très impressionné de rencontrer un écrivain qui était, à l'époque, au faîte de sa gloire, Serge Schmemann a été frappé par son intensité. À l'époque, Soljenitsyne était un quinquagénaire énergique, qui marchait d'un pas rapide, prenait beaucoup de notes et n'oubliait jamais d'écouter les nouvelles russes sur BBC World.

«Je pensais qu'il finirait par s'asseoir, par relaxer un peu, mais non, il était constamment en action, il inondait mon père de questions.»

Ce qui l'intéressait? «Les personnalités de l'émigration russe, l'église orthodoxe, il essayait de rétablir la continuité d'une histoire interrompue en 1917.» En revanche, l'écrivain se montrait indifférent face à tout ce qui ne concernait pas son pays. Et tout se rapportait à la Russie. Les oiseaux canadiens ne chantent pas aussi bien que les oiseaux russes, a-t-il fait remarquer à ses hôtes...

Le prêtre et l'écrivain étaient loin de s'entendre sur tout. «Mon père ne partageait pas le nationalisme de Soljenitsyne», souligne Serge Schmemann. Quelques années avant sa mort, Alexander Schmemann a d'ailleurs écrit un article critique des idées de l'écrivain. L'auteur d'Une journée d'Ivan Denissovitch ne le lui a pas pardonné: il n'a plus jamais donné de nouvelles.

«Soljenitsyne croyait qu'il allait sauver la Russie. Sa tragédie, c'est que c'est en digérant son expérience du Goulag qu'il a écrit ses meilleures oeuvres. Mais quand il a commencé à publier des textes théoriques, les gens ne le suivaient plus. Le grand écrivain était un bien mauvais prophète», résume Serge Schmemann.

Né en exil, élevé à New York, le journaliste a longtemps travaillé comme correspondant à Moscou où il a pu couvrir le retour de Soljenitsyne dans les années 90, après la chute de l'URSS. Avec le recul, il s'étonne que le grand documentaliste du Goulag ne se soit jamais battu pour soutenir d'autres victimes de la répression soviétique, préférant ignorer ce passé douloureux que la Russie contemporaine tend, aujourd'hui, à occulter.

Mais surtout, dans la Russie postcommuniste, Soljenitsyne a perdu sa pertinence. «À une époque, pendant une émission qu'il animait à la télévision, il a passé une demi-heure à chercher un livre, à se demander sur quelle étagère il avait bien pu le poser. L'émission a été retirée des ondes. On a dit que c'était en raison d'un conflit d'opinions. Mais c'est plutôt parce qu'elle était terriblement mauvaise», se rappelle Serge Schmemann.

Ce dernier vit aujourd'hui à Paris où il écrit pour le New York Times et l'International Herald Tribune, ce qui ne l'empêche pas de passer encore tous ses étés à Labelle. Quel héritage laissera donc Soljenitsyne à ses compatriotes, selon Serge Schmemann? «Les Russes finiront par lui pardonner ce qu'il est devenu», prévoit-il.

Ce qu'il a écrit sur Montréal...

L'exil d'Alexandre Soljenitsyne l'a aussi brièvement mené à Montréal, une ville dont il n'a pas gardé un excellent souvenir. Voici ce que lui a inspiré la métropole québécoise:

«Ce que j'aperçus en premier fut Montréal et, vue du haut des airs, la ville me parut horrible, impossible d'imaginer plus affreux. Cette rencontre ne promettait rien au coeur. Et les jours suivants, où j'y errai au hasard, confirmèrent cette impression. Le monstrueux pont Jacques-Cartier, de métal vert, tout tremblant de trafic automobile sur ses huit voies, sous lequel j'aurais dû passer si j'étais arrivé en bateau; et, tout de suite après, j'aurais vu les fumées sans joie de la brasserie avec son toit où flottent des drapeaux; et l'alignement des quais industriels en béton à ce point inhumains que, dans une île du fleuve, les restes d'un vieux bâtiment mi-caserne mi-prison vous réjouissent l'oeil comme quelque chose de vivant. Puis, plus au coeur de la ville, la tour noire de la radio canadienne suivie du groupe absurde et serré des gratte-ciel en forme de boîtes plantés au milieu d'immenses espaces urbains. Montréal aspirait à imiter les «mégalopoles» d'Amérique, mais sans en être capable.»

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Paru dans Le grain tombé entre les meules, aux éditions Fayard (1998), p. 241.