Un écrivain québécois doit-il forcément ancrer ses fictions au Québec? Si des écrivains français comme Gilles Leroy, Simon Liberati ou Jean Rolin ont comme sujets romanesques l'ouragan Katrina (Zola Jackson), le Hollywood trash (Jayne Mansfield) ou Los Angeles (Le ravissement de Britney Spears), pourquoi des écrivains québécois comme Dominique Fortier, Catherine Mavrikakis ou Perrine Leblanc ne pourraient-ils pas écrire sur la guerre de Sécession (La porte du Ciel), la peine de mort aux États-Unis (Les derniers jours de Smokey Nelson) ou les goulags en Sibérie (L'homme blanc)?

Vous verrez, le débat refera surface comme il le fait toujours, et l'on reprochera bientôt à ces romans «québécois» de ne pas l'être assez, puisqu'ils n'illustrent en rien «notre» réalité. Et, comble du malaise, ils connaissent un certain succès à Paris - Perrine Leblanc est publiée chez Gallimard, Catherine Mavrikakis est entrée dans la première sélection du Femina...

En prenant pour prétexte la découverte d'un roman d'Alain Grandbois dont il n'avait jamais entendu parler (Les voyages de Marco Polo)- il n'est certainement pas le seul Patrick Moreau, professeur de littérature au cégep Ahuntsic, nous rappelle la vieille querelle - toujours actuelle - entre «régionalistes» et «exotiques» dans son court essai Alain Grandbois est-il un écrivain québécois? qui vient de paraître chez Fides. Il souligne qu'en leurs temps, «les premières oeuvres d'Alain Grandbois oscilleront entre les louanges méritées par son style (trop) «français» et la constatation pleine de contrariétés qu'elles ne sont pas assez «canadiennes».»

Cet «exotisme» explique-t-il l'absence d'Alain Grandbois dans la mémoire collective, après l'aventure du grand roman national? Oui, mais c'est plus compliqué que ça, nous démontre Patrick Moreau, qui s'interroge et qui s'inquiète de l'absence d'un tronc commun dans l'enseignement des classiques de la littérature québécoise, qui souffrirait selon lui de trois maux: égalitarisme, présentisme et populisme. Mais c'est un autre débat increvable que les multiples contorsions de l'éducation pour ne pas faire peur aux jeunes avec la lecture.

On nous dit régulièrement à quel point la transmission de la culture générale est en crise (et pas seulement au Québec), mais l'essai de Patrick Moreau nous fait surtout réfléchir au fait qu'il y a longtemps qu'on n'a pas entamé une réflexion sur la notion de «classiques» dans l'histoire de notre littérature. Quels critères et quelles valeurs ont présidé à l'édification de nos anthologies, quelles convictions ont joué lorsqu'il a fallu trancher entre ce qui devait être transmis ou pas?

La plainte revient tout le temps chez plusieurs générations d'étudiants: «qu'est-ce qu'on a souffert des romans du terroir!». Ce traumatisme a peut-être mené à ce que l'on nomme, d'un air amusé, «le néo-terroir» depuis le succès du Arvida de Samuel Archibald... Patrick Moreau ramène un concept intéressant piqué à Bernard Pozier, soit la «littérature-miroir», «où le peuple, dans sa dimension mythique d'éternel exploité, se révèle à lui-même et se reconnaît».

Et de citer Kundera: «Les petites nations sont réticentes au grand contexte: elles tiennent en haute estime la culture mondiale, mais celle-ci leur apparaît comme quelque chose d'étranger, un ciel au-dessus de leur tête, lointain, inaccessible, une réalité idéale avec laquelle la littérature nationale a peu à voir.»

Moreau approuve l'idée que la querelle des exotiques et des régionalistes ne «finit jamais». «Les premiers de nos lecteurs, ceux qui disent aimer la littérature «québécoise», s'apparentent en effet aux régionalistes d'antan, c'est-à-dire qu'ils attribuent à la littérature et à l'oeuvre littéraire un statut identitaire qui est par eux - quelquefois inconsciemment - affirmé, revendiqué, affiché. Dans le rôle des exotiques, refusant comme eux de voir dans la littérature une espèce autochtone menacée et de ne plus lire qu'à travers le prisme d'une identité locale qui serait perpétuellement à illustrer, voire à défendre, les seconds, qui disent ne pas aimer la littérature du Québec, revendiquent gauchement (ou méchamment parfois) un «droit à l'universel» qu'ils disent ne pas reconnaître dans la majorité des oeuvres produites ici.»

Entre les accusations de «provincialisme» étouffant, de complexe d'infériorité ou d'esprit de colonisés, les écrivains québécois ont peu de marge de manoeuvre quand surgit le débat sur la littérature nationale. Et la question de la postérité se pose, lancinante, à savoir sur quelles bases la mémoire collective retiendra ou pas leurs noms. Quand on voit le sort réservé à Alain Grandbois ainsi qu'à beaucoup d'autres, on se dit qu'être un écrivain «québécois» est un statut aussi inconfortable que précaire.

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