Enfant de l'assistance publique et éternel anticonformiste, l'auteur Jean Genet a peint toute sa vie les marginaux. Immigrés, criminels, homosexuels, prostituées, pauvres et exploités peuplent son oeuvre poétique et dramatique. Il affirmait lui-même qu'il écrivait du théâtre pour régler ses comptes avec une société qui l'avait mis en prison dans sa jeunesse.

Dans Les bonnes, pièce créée par Louis Jouvet en 1947, Genet met en scène deux domestiques au service de Madame. Prisonnières de leur condition sociale, Claire et Solange sont réduites à leur statut de servantes obéissantes. Elles profitent des sorties nocturnes de Madame pour enfiler ses habits et ses bijoux en s'adonnant à un étrange jeu de rôles.

En fait, leur rituel est loin d'être amusant : il est sadique et pervers. La haine refoulée depuis des années contre leur maîtresse déborde. Claire et Solange veulent se venger et vont tenter d'empoisonner leur patronne...

Mais il n'est pas si aisé de changer de classe et de statut.

Par-delà la critique sociale ou psychologique (les deux soeurs se dominent et se méprisent aussi entre elles), Les bonnes est une cérémonie théâtrale et poétique. La pièce très littéraire offre plusieurs possibilités de lecture: Madame a été jouée par des travestis; des metteurs en scène ont choisi d'épurer la scénographie, de réduire au minimum les accessoires.

Au Rideau Vert, Marc Béland privilégie le style chargé d'un appartement bourgeois et baroque : hauts plafonds, immenses fenêtres voilées de rideaux vaporeux, éclairages tamisés et costumes riches (beau travail des concepteurs Charlotte Rouleau et Geneviève Lizotte).

Béland a habilement dirigé trois actrices parfaites pour cette partition exigeante. Dans la peau de Solange et de Claire, Lise Roy et Markita Boies rendent bien le désespoir et le destin tragique des deux femmes. En Madame, Louise Turcot est exquise, grandiose ! Il faut dire que c'est un rôle payant. Car la pièce contient des longueurs malgré sa durée (85 minutes), et lorsque Madame arrive avec son attitude royale et ses répliques qui font mouche, l'action monte d'un cran.

Finalement, Les bonnes est aussi une pièce sur la valorisation d'une idée de la féminité : les robes, les parfums, les fards et les fleurs de Madame lui donnent un prestige, une valeur dans la société. Alors que les servantes toujours habillées en noir, sans maquillage ni coiffure, sont condamnées autant par leur métier que par leur apparence à une vie austère, dure et solitaire.

Est-ce si différent 65 ans plus tard ?

Les bonnes, de Jean Genet. Au Théâtre du Rideau Vert, jusqu'au 28 avril.