À la fois projet communautaire et artistique, expérimentation web et long métrage traditionnel, la docufiction Épopée cherche à renouveler le format cinématographique tout en levant un peu plus le voile sur la vie quotidienne d'une partie cruellement défavorisée de la population montréalaise. Entrevue avec le cinéaste Rodrigue Jean, à la tête du projet epopee.me.

Le réalisateur de Full Blast, Lost Song et Hommes à louer n'en avait pas fini avec le sujet d'un de ses derniers films, la prostitution masculine. Ni avec la business du cinéma, que Jean sent être à un tournant.

«L'idée avec ce projet était aussi d'anticiper ce qui s'en vient en cinéma, explique-t-il. Il m'apparaît assez clairement que ce qui s'est passé avec la musique au tournant des années 2000, avec la migration vers le web, est en train de se produire avec les films», soit la dématérialisation et les bouleversements économiques qui en découlent. «Le cinéma ne sera plus jamais pareil.»

Sur le site epopee.me, Rodrigue Jean et sa tribu de créateurs distribuent désormais eux-mêmes leurs courts métrages, une démarche visant à mettre en images «une communauté vivant l'exclusion en raison de la pauvreté, de la toxicomanie, de l'itinérance et de la prostitution». Les spectateurs ont le loisir d'y visionner le matériel qui a ensuite servi à constituer Épopée le long métrage, des images classées en deux catégories: Trajets, pour les clips documentaires, et Fictions.

«Jusqu'à récemment, les distributeurs locaux assuraient la présence du cinéma d'ici et d'ailleurs sur les écrans au Québec, mais les règles ont changé et ce sont les multinationales qui font la distribution. Quand mon film Full Blast est sorti [en 1999], il a tenu l'affiche pendant quatre mois et demi. Aujourd'hui, ce ne serait plus possible», déplore-t-il.

Aussi, «dès que ça touche au travail du sexe, à la toxicomanie, il y a beaucoup de contrôle qui se fait [de l'extérieur] sur le plan de la forme», comme ce fut le cas avec Hommes à louer. Le réalisateur a désavoué la version éditée pour la télévision de son oeuvre, qui durait originalement près de 2h30. Ainsi, le projet web assure une distribution libre de l'oeuvre et, de surcroît, une totale liberté de contenu.

«Pour la version télé d'Hommes à louer, il a fallu se plier à des impératifs commerciaux. Or, si le film était long, c'est justement parce qu'il fallait donner la chance à ces gens-là de s'expliquer.»

Des sujets touchants

Et c'est là précisément l'objectif d'Épopée: donner une voix à ces hommes qui vivent dans des conditions misérables. Au début, rappelle Jean, Épopée ne devait être qu'un projet d'écriture, un travail de fiction en collaboration avec son équipe de jeunes cinéastes et les hommes qui participent audit atelier, mené avec un organisme social du quartier. «Peu à peu, certains d'entre eux ont exprimé le désir qu'on les montre au quotidien. Qu'on montre ce qu'ils vivent.»

Soyons clairs, ce n'est pas joli. Épopée le film est composé de cinq ou six tableaux mélangeant fiction et documentaire «jusqu'à ce qu'il soit difficile de distinguer l'un de l'autre - c'est au spectateur de décider», indique Jean. Ces tableaux montrent les sujets raconter leur vie d'enfer, de misère, de crack, de détresse. Des hommes qui se livrent sans pudeur, sans honte. Vulnérables.

Touchants, aussi. Filmée en numérique, l'oeuvre nous fait voir leur intimité. La caméra est toujours près des personnages, plus vrais que nature; même les quelques acteurs recrutés se fondent dans les passages rédigés de ce film plus qu'à moitié documentaire.

Glauque et terrible, Épopée n'est donc pas dépourvu de tendresse. On pense aux hommes qui gravitent autour de Papy, le vieux sage qui fume sa pipe de crack chez lui lorsqu'il n'est pas dans la rue à discuter, affable, avec les passants qui lui filent leur monnaie. Ou à Danny (un des personnages d'Hommes à louer), d'une attachante candeur dans ce film aux images et au discours incroyablement durs.

«Je crois que, pour eux, se montrer tels qu'ils sont est une manière de valoriser leur existence, estime Rodrigue Jean. C'est sûr qu'il y a une charge émotive forte liée à ces images, à ces gens et à ce qu'ils vivent. Mais c'est aussi le but du projet: changer notre perception d'eux.»