Quand je pense à Margaret Thatcher, je pense à la droite des années 80, à l'écart entre les riches et les pauvres qui a commencé à se creuser sous son règne, à la guerre des Malouines et à Miss Maggie, l'inoubliable tube de Renaud. Ses paroles méchamment militantes résonnent encore dans mes oreilles: Car aucune femme sur la planète/ ne sera plus con que son frère/ ni plus fière, ni plus malhonnête/ à part peut-être Madame Thatcher./ [...] Dans cette putain d'humanité/ les assassins sont tous des frères./ Pas une femme pour rivaliser/ à part peut-être Madame Thatcher.

Sans exagérer, cette chanson parue en 1985 sur l'album Mistral gagnant a eu un effet marquant sur mon cerveau ramolli, cristallisant à jamais l'antipathie naturelle que j'éprouvais, comme bien d'autres, pour la Dame de fer et son thatchérisme pourri. Encore aujourd'hui, dès que je vois dans le journal une photo de Margaret Thatcher ou un article citant son nom, une fenêtre intempestive s'ouvre dans mon esprit et me rejoue la toune de Renaud.

Ce long préambule pour expliquer mon désarroi, en apprenant que Meryl Streep, une actrice que j'admire, allait incarner la dame de fer au grand écran. Qu'une si grande actrice se prête à un exercice voué à verser dans le révisionnisme historique, et offre sa caution morale, voire sa bénédiction pure et simple, à cette abomination qu'était à mes yeux Margaret Thatcher me semblait impardonnable.

Mais voilà, j'ai eu le malheur d'aller voir La Dame de fer (qui sort en salle vendredi) et de soumettre mes préjugés à l'épreuve de la réalité cinématographique, très relative, j'en conviens. Or, surprise, au lieu d'être confortée dans mes préjugés, au lieu de sortir du cinéma en furie contre Meryl Streep, contre la réalisatrice Phyllida Lloyd et la scénariste Abi Morgan, qui ont imaginé une Maggie vulnérable, vieillissante, dépossédée de son pouvoir et à la limite de la sénilité, j'en suis sortie profondément troublée. Et heureuse d'avoir vu une autre Maggie que le monstre figé dans le formol de la chanson de Renaud.

Autant dire que tous ne partagent pas mon opinion. Avec la sortie prochaine du film, la controverse ne cesse de gonfler. D'un côté, il y a les enfants de Thatcher qui s'insurgent contre ce qu'ils qualifient de portrait fantaisiste et gauchiste d'une femme qui, selon eux, n'a aucun rapport avec leur mère. De l'autre, certains critiques, comme celui du New York Times, soulignent l'exceptionnelle performance de Meryl Streep, tout en reprochant au film d'avoir transformé une femme hors de l'ordinaire et hautement originale en cliché.

J'ignore ce que le critique du NYT pensait de Thatcher avant, mais en lisant entre les lignes de son compte rendu, je devine qu'il éprouvait une certaine admiration pour elle. Et qu'il est déçu de voir son idole jetée en bas de son piédestal. Déçu aussi que le film ne soit pas un cours de sciences politiques 101 sur le long règne de 11 ans de Madame Thatcher.

Pour ma part, c'est précisément le cliché d'une femme que la vieillesse a rendue semblable aux autres qui a fait mon bonheur. À cet égard, je trouve que la scénariste Abi Morgan, qui soit dit en passant est aussi la scénariste de Shame, le film de l'heure, a été diaboliquement intelligente. Car, en construisant son récit autour de cette vieille femme, affaiblie, diminuée physiquement, en deuil de son mari qu'elle maintenait en vie grâce à ses hallucinations, revivant en boucle ses gloires passées comme autant de vieux vidéoclips, ce que la scénariste fait ressentir aux spectateurs, surtout ceux qui ne portent pas Thatcher dans leur coeur, c'est qu'il y a une justice sur terre. Personne, pas même les plus puissants, n'échappe à l'égalisateur social de la vieillesse. Et ça, ni l'argent, ni la reconnaissance, ni les titres n'y peuvent rien.

Bref, c'est une douce vengeance à laquelle j'ai eu le sentiment d'être conviée. Mais pas une vengeance bêtement militante, sans nuances et sans subtilité. Au contraire, les créatrices du film, de même que la sublime actrice qui incarne leur vision, réussissent à humaniser avec finesse et discernement la Dame de fer. Elles montrent bien les luttes qu'elle a dû mener pour s'imposer dans un monde misogyne, ses grandes capacités intellectuelles, le terrible attentat terroriste dont elle a été victime avec son mari, le chaos social qu'elle a provoqué en Grande-Bretagne et qu'elle a dû gérer, les contestations violentes et la haine dont elle a été l'objet, autant d'événements qui demandaient une force de caractère hors du commun, qu'elle a su puiser en elle toutes les fois. Bref, quoi qu'en disent les détracteurs du film, le mythe Thatcher n'y est pas torpillé et garde sa grandeur.

De là à affirmer que ce film m'a réconciliée avec la Dame de fer, il y a un pas que je ne franchirai pas. Margaret Thatcher incarne toujours, à mes yeux, des idées et une idéologie que je ne partage pas. Reste que le film m'a fait voir qu'il y avait une autre femme, plus complexe et plus intéressante, derrière le cliché froid et sanguinaire de Renaud. À bien y penser, il manque un dernier couplet à sa chanson: à la fin, tous les monstres finissent par s'humaniser. Même Madame Thatcher...