Après deux ans de fréquentation fusionnelle, c'est fini, terminé, kaput. Je largue mon BlackBerry. Une machine qui permet à un être humain d'être joignable 24 heures sur 24, qui fait entrer des correspondants invisibles dans son quotidien, dans son salon, dans son intimité, c'est forcément une machine toxique.

Après deux ans de fréquentation fusionnelle, c'est fini, terminé, kaput. Je largue mon BlackBerry. Une machine qui permet à un être humain d'être joignable 24 heures sur 24, qui fait entrer des correspondants invisibles dans son quotidien, dans son salon, dans son intimité, c'est forcément une machine toxique.

Je romps avec mon BlackBerry. Je le fais pour moi. Je le fais pour mon fils, aussi, un peu. En cette fête des Pères, c'est moi qui te fais un cadeau, Zak.

J'en entends certains se demander: «Un BlackBequoi?»

Ne vous excusez surtout pas. Vous êtes parfaitement normal. C'est moi qui suis anormal, comme huit millions d'accros au BlackBerry dans le monde.

Le BlackBerry est le plus populaire des gadgets de communication sans fil. C'est plus qu'un téléphone cellulaire permettant aussi d'envoyer et de recevoir facilement des courriels. C'est plus qu'un agenda et un carnet d'adresses électronique qui navigue sur le Net.

C'est une culture. C'est une secte. C'est une nécessité.

L'espace-temps, quand on est armé d'une bébelle omnisciente comme un BlackBerry, se contracte. Je pouvais être à un tournage télé et profiter d'une pause pour organiser une entrevue afin de rédiger un papier plus tard ce jour-là. Ou rédiger, carrément, un billet sur mon blogue. Ou aller zieuter Cyberpresse pour voir si la grande marche triomphale de l'Humanité se poursuit sans anicroche pendant le tournage, pendant mon absence.

Au début, c'est grisant. On se sent comme Dieu. Productif. Puissant. Partout.

À mes amis, je disais: «C'est formidable! Je peux être à deux endroits en même temps.»

Mais surtout, surtout, le BlackBerry est une dope, une drogue dure. Du crack.

Pas pour rien que le surnom du gadget qui a fait la fortune de la firme canadienne Research in Motion est «CrackBerry». J'en vois qui rient de moi. Allez-y, riez. Il faut en avoir un pour savoir à quel point on devient dépendant de son BlackBerry. On vérifie compulsivement nos courriels, même quand le petit voyant rouge ne clignote pas. On envoie des courriels pour un oui ou pour un non. Et quand on en reçoit un, c'est immanquable: il faut y répondre. Ici, maintenant, tout de suite.

C'est pour ça qu'on répond à des courriels, par exemple, en direct du petit coin. À 4h44 du matin. Je l'ai fait, mesdames et messieurs. Je n'en suis pas fier.

C'est pour ça qu'en plein milieu d'un souper avec des amis, un samedi soir, je suis entré dans ma bulle virtuelle pour répondre à un lecteur qui me cherchait des poux. Pendant deux minutes, j'ai frénétiquement pitonné sur le minuscule clavier pour envoyer paître ce type que je ne connaissais ni d'Ève ni d'Adam.

Puis, quand je suis revenu parmi mes amis en chair et en os, dans le réel, j'étais pompé comme si je venais de l'engueuler pour vrai. J'étais furieux contre cet importun virtuel. J'ai fièrement raconté à mes invités ce viril échange de courriels, ma formule assassine, la supériorité de mon argumentation...

Silence des amis. Qui me regardaient comme on regarde ces psychiatrisés mal rasés qui parlent tout seuls sur le trottoir. J'étais devenu une sorte de zombie.

Avec le BlackBerry dans ma vie, un observateur extérieur aurait pu croire que j'avais retrouvé la foi en Dieu. J'étais, bien souvent, en position de prière: menton sur la poitrine, l'air absorbé, pensif. Mais je ne priais pas. Je me droguais. Je pitonnais sur mon BlackBerry caché sous la table, complètement dans ma bulle, dans le virtuel. Indifférent, pendant mon pitonnage, au chum qui sirote sa bière devant moi, à ma blonde qui me raconte sa journée, à mon fils qui me montre une nouvelle auto...

C'est la différence fondamentale entre un téléphone portable et un BlackBerry. Quand on discute au cellulaire, on sait, on SENT qu'on dérange les gens autour de soi. Surtout qu'ils entendent notre bout de la conversation. Mais quand il penche la tête pour lire discrètement ses courriels, le drogué croit sincèrement qu'il ne dérange ni n'offense personne. Il se trompe, bien sûr.

L'effet le plus pervers? J'hésite entre l'invasion de l'intimité par des personnes virtuelles et l'effritement de la frontière entre le travail et la vie privée. Car ce lecteur qui m'écrit pour m'engueuler un samedi soir, il se retrouve soudainement assis à table avec moi et mes proches dès lors que je lui réponds. Et, fatalement, c'est le travail qui me tombe dessus, un samedi soir. C'est l'identité du journaliste et celle de ma personne qui, peu à peu, pernicieusement, s'imbriquent.

Et rien, absolument rien de tout ça n'est sain.

Mon BlackBerry est donc entré dans ma vie en juillet 2005. Prétexte: concilier mes horaires de journaliste de presse écrite et d'animateur des Francs-Tireurs, un exercice périlleux qui me donne parfois l'air d'un jongleur qui épate la galerie avec une boule de feu, une scie à chaîne et une fiole contenant le virus Ebola. Un prétexte, comme je vous dis. La vérité, c'est que je suis un hyperactif. Je suis un news junkie. Le BlackBerry, en juillet 2005, est devenu mon pusher de connectivité, d'info, d'interaction.

Ma décision de lâcher ce BlackBerry, moi, monsieur Techno, monsieur Branché, est venue douloureusement. Je n'aime pas toujours ce que je suis devenu depuis que cette machine est entrée dans ma vie. J'ai gardé pour moi ma décision de le supprimer. Mais quelques jours après ma décision, pur hasard, quelqu'un que j'aime beaucoup m'a dit, brutalement: «Tu négliges les vraies personnes au profit des gens dans ton BlackBerry. J'espère que ton fils ne pensera pas, un jour, que t'es dépendant de ça...»

Mon fils, justement. Il n'a pas 2 ans. Si je largue mon BlackBerry, c'est d'abord pour moi. Je suis devenu, à cause de cette machine, un pas-d'allure, un malappris, un impoli. Mais je le fais pour lui aussi. Je ne comprends pas toujours ce qu'il me dit, mais ce qu'il me dit est important. Plus important que le courriel d'un lecteur qui se dit kidnappé régulièrement par des extraterrestres. Plus important que le courriel d'une recherchiste qui a besoin du numéro de téléphone d'un collègue. Plus important que le courriel d'un boss qui souhaite que je le rappelle.

Un jour, c'est sûr, mon fils va jouer au soccer. Il va commencer dans une équipe qui s'appellera inévitablement les Goélands, les Bob l'éponge ou les Écureuils. Je me suis imaginé, récemment, dans les gradins du parc, avec les autres parents, pour regarder un match. Et je me suis imaginé que j'étais ce sale con qui rate le premier but de son fils parce qu'il est en position de prière, accro penché sur son CrackBerry, au milieu des parents en délire...

T'as vu mon but, papa?

Euh, oui, fils, beau but, beau but, bravo, bravo...

Tu regardais même pas, papa...

Depuis deux ans, j'ai vécu dans la fiction qui dit qu'on peut vraiment être à deux endroits en même temps. Mais c'est faux, c'est un délire. Quand on est à deux endroits en même temps, on n'est jamais véritablement, entièrement, concrètement dans le réel, ici, maintenant.

Et ça nous fait rater des trucs essentiels, des fois.