La lanceuse d’alerte Frances Haugen se joint à McGill

Elle a fait trembler Facebook en 2021 quand elle a révélé, des dizaines de milliers de pages à l’appui, à quel point le réseau social a choisi le profit plutôt que la sécurité. Aujourd’hui, la lanceuse d’alerte Frances Haugen se joint à l’Université McGill pour sa croisade contre l’opacité de ces géants multimilliardaires. Son mot d’ordre, résume-t-elle en entrevue : mieux les comprendre pour reprendre en main notre vie numérique.

Quel sera votre rôle au sein du Centre pour les médias, la technologie et la démocratie à l’Université McGill ?

Au cours des derniers mois, je me suis principalement concentrée sur la responsabilité démocratique et la transparence des réseaux sociaux. Toutes les autres industries aussi puissantes sont responsables, non seulement en vertu de lois individuelles, mais aussi de tout un écosystème de responsabilité. Il s’agit de citoyens informés. Il s’agit d’investisseurs informés qui gèrent pour obtenir des rendements à long terme. Ce sont des législateurs qui tiennent les entreprises pour responsables. Comment construire cet écosystème de responsabilité que nous avons, comme pour l’industrie automobile ?

Il en va de même pour la responsabilité des réseaux sociaux. Nous pensons que la sécurité en ligne se résume à la protection de son mot de passe. Il y a actuellement un énorme vide de connaissances autour de l’idée que nous devrions poser des questions sur la façon dont ces systèmes sont conçus. Nous devrions nous interroger sur la manière dont ces systèmes sont gouvernés, tant au sein des entreprises qu’à l’extérieur.

Le projet que je mène pour l’année prochaine porte donc sur la manière dont nous pourrions avoir une relation différente avec ces entreprises à l’heure actuelle. Nous acceptons tout ce qu’elles nous donnent parce que c’est un produit gratuit.

Les choses se sont-elles améliorées ou détériorées depuis que vous avez commencé votre travail ?

Ce qui me fait vraiment peur, c’est qu’il a semblé pendant un certain temps que Facebook écoutait, qu’il réagissait, qu’il investissait davantage dans la sécurité. Après mon dévoilement, ils ont renforcé la protection des enfants. Mark Zuckerberg a annoncé que c’était l’année de l’efficacité. Et ils ont juste coupé dans les équipes de sécurité. Je crains que Facebook n’ait tiré les leçons de l’affaire Elon Musk, qui a licencié presque tous les professionnels de la sécurité et n’a pas vraiment eu à en subir les conséquences. Mark a regardé cela et a dit : « En ce moment, nous dépensons de l’argent pour des choses que nous ne sommes pas obligés de faire. »

C’est en partie pour cela que nous avons besoin de lois sur la transparence.

Que pensez-vous des lois comme C-27 à Ottawa, qui vise notamment à mieux protéger la vie privée des Canadiens ?

Je ne suis pas très versée dans les politiques publiques, je suis avant tout une scientifique des données et cheffe de produit. À l’heure actuelle, nous disposons d’un vocabulaire très limité sur la manière de traiter ces problèmes, avec des notions telles que la protection de la vie privée, la liberté d’expression, la législation antitrust. Nous devons réfléchir à une approche un peu plus large. Je suis enthousiaste à l’idée de sensibiliser les gens à la manière dont ces systèmes sont conçus en amont. Ils ont déjà des biais, vous savez, certaines idées sont diffusées et d’autres ne le sont pas. Nous n’avons pas la possibilité de voir quels sont ces préjugés. Oui, de meilleures lois sur la protection de la vie privée peuvent, d’une certaine manière, aider ces systèmes, car s’ils ne savent rien de vous, ils ne peuvent pas vous personnaliser. Mais nous ne devons pas nous contenter d’en parler. Nous avons des problèmes du XXIsiècle et nous avons besoin de nouvelles solutions du XXIsiècle.

Vous avez entendu parler de l’appel à une pause de six mois dans la recherche sur l’intelligence artificielle. Que pensez-vous de cette initiative ?

C’est volontairement que je n’ai pas signé. Le concept derrière la pause est que ces technologies sont difficiles à développer aujourd’hui. Et si nous n’en faisons pas de plus grandes, nous ne pourrons pas les développer. Mais nous n’avons pas besoin de modèles beaucoup plus grands que ceux dont nous disposons actuellement.

Deuxièmement, je pense que le postulat de base est vraiment trompeur. En ce qui concerne l’IA, oui, il existe de sérieux risques existentiels. Ce sont des risques à long terme, mais il y a d’énormes récompenses à court terme. Jouer dans cet espace coûte très peu d’argent. Que pensez-vous qu’il va se passer ? Vous allez assister à une balkanisation. Je pense que cela rend le monde moins sûr.

Au début, les réseaux sociaux étaient très étonnants, nous permettaient de connecter avec de vieux amis, de la famille. Mais ces dernières années, nous en sommes revenus et nous avons vu les menaces. Y a-t-il un juste milieu entre l’enthousiasme et la désillusion ?

Oh, à 100 %. En général, je suis sceptique à l’égard des gens qui disent toujours « Oh, c’était mieux dans le passé ». L’ancien temps n’était pas si génial que ça. Je pense qu’il y a une grande occasion de revenir à quelque chose qui ressemble un peu plus à Facebook de 2008, 2009. Là, on se connectait avec des gens que l’on connaissait vraiment. Mais on ne passait pas autant de temps sur Facebook. Les réseaux sociaux qui concernent notre famille et nos amis sont vraiment satisfaisants, mais ils ne créent pas de dépendance. Mais la seule façon d’inciter le marché à aller dans cette direction, c’est que les consommateurs sachent ce qu’ils utilisent. Et le seul moyen d’y parvenir est d’instaurer une transparence imposée par la loi.

Vous organisez des assemblées virtuelles pour les jeunes. Que leur dites-vous et quelle est leur réaction ?

C’est une partie de notre travail. Comment impliquer les jeunes dans la gouvernance numérique ? Je pense qu’il va y avoir des occasions vraiment passionnantes autour de la façon d’aller dans les écoles et d’engager les enfants dans le type de vie qu’ils veulent vivre. Montrez-leur comment ces systèmes fonctionnent. Voici comment ces systèmes vous influencent. Vous devez en fait prendre collectivement des décisions de gouvernance. L’année dernière, j’ai surtout travaillé avec des élèves et j’ai organisé mon premier évènement. Ils sont sur les réseaux sociaux, puisqu’ils ont 8 ans, n’est-ce pas ? Travailler avec les jeunes, c’est créer des évènements de changement, on ne peut pas se contenter de leur faire la morale. Vous ne pouvez pas leur dire qu’ils prennent de mauvaises décisions, vous devez leur dire : « Hé, tu peux changer le monde, laisse-moi t’aider. »

Frances Haugen en bref

  • Née en 1984 à Iowa City, dans l’État américain de l’Iowa, de deux parents professeurs d’université d’ascendance norvégienne
  • Diplômée en génie électrique et informatique du Olin College en 2006, elle obtient un MBA en management à Harvard en 2011.
  • Devient cheffe de produit chez Google en 2008, chez Yelp en 2015, Pinterest en 2016, puis Facebook en juin 2019.
  • Dépose en 2021 huit plaintes de dénonciation auprès de la Securities and Exchange Commission après avoir copié secrètement plus de 20 000 pages de documents démontrant que Facebook connaissait le potentiel nocif du réseau.
  • Fonde en septembre 2022 Beyond the Screen (« Au-delà de l’écran »), une organisation non gouvernementale qui veut « trouver des solutions concrètes pour aider les utilisateurs et utilisatrices à reprendre le contrôle de leur expérience sur les réseaux sociaux », selon l’annonce officielle.