Allumer la lampe de la terrasse en rouge, commander le chauffage ou la climatisation par la voix, déverrouiller la porte d’entrée à distance. Ces expériences vous sont inconnues, vous inquiètent ou ne vous concernent pas ? C’est normal.

Alors qu’on annonce depuis une décennie l’invasion de la domotique et sa promesse de rendre les maisons intelligentes, la réalité et les statistiques montrent que l’engouement est encore discret au Québec.

PHOTO CATHERINE LEFEBVRE, COLLABORATION SPÉCIALE

François Durocher peut gérer tous les équipements à distance sur son ordinateur, sa tablette ou son cellulaire.

« C’est très marginal », convient Jacques Bourdeau, ingénieur en informatique et grand adepte de domotique. « C’est moi qui supporte à peu près tout le monde dans ma famille. »

Pour un autre amateur de domotique, François Durocher, ces appareils connectés se heurtent aujourd’hui « à un mur d’inquiétude et d’insécurité » qui ralentit leur adoption. « Il y a aussi la question des coûts et la multiplicité des options. Tu peux t’épuiser à seulement choisir. C’est tout un effort de convaincre quelqu’un dans ma famille de mettre une sonnette connectée Ring. »

Enthousiasme chez les vendeurs

Pourtant, les fabricants, les vendeurs et les promoteurs de la domotique sollicités par La Presse sont unanimes : cette industrie connaît une croissance exponentielle et a dépassé le statut de marché de niche. Selon Statista, le marché mondial aurait atteint 105 milliards US en 2021, dépassant en revenus l’industrie du cinéma.

« Peut-être qu’aujourd’hui, on ne peut parler d’adoption à grande échelle, mais on le voit, la tendance est en train de prendre », affirme Maxime Labonté, directeur commercial chez Sinopé, qui commercialise notamment des thermostats intelligents. « On est en croissance sur 100 % de nos lignes dans 100 % de nos marchés. »

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Pour François Durocher, un mordu de domotique, ces appareils connectés se heurtent aujourd’hui « à un mur d’inquiétude et d’insécurité » qui ralentit leur adoption.

Chez Telus, où on mise énormément sur la domotique depuis 2017, on rapporte que 800 000 clients ont adhéré à ses solutions de maison intelligente, sur quelque 17 millions d’abonnés. « On voit vraiment qu’il y a un engouement pour ce service, on voit une croissance, les clients sont au rendez-vous », explique Nathalie Dionne, vice-présidente par intérim, solutions consommateurs et expérience client, de Telus.

Chez Best Buy, le directeur au marketing et aux affaires corporatives pour le Québec Thierry Lopez estime qu’on a dépassé le stade des « adopteurs précoces » et que l’on constate un grand intérêt chez la clientèle. « Notre consommateur est bien sûr plus enclin à s’intéresser à ces produits-là, mais on voit vraiment que c’est une catégorie de produits qui trouve facilement preneur. C’est une tendance lourde, on n’est pas dans l’anecdotique. »

Portrait en demi-teinte

À première vue, les statistiques semblent leur donner raison. Le plus récent portrait des Québécois par rapport à la maison intelligente, le NETendances 2021, estime d’entrée de jeu que 47 % des adultes québécois ont au moins un appareil intelligent pour la maison. Il s’agit d’une hausse remarquable de 10 points de pourcentage par rapport à l’année précédente.

Pourtant, une analyse plus fine du sondage effectué auprès de 1040 internautes québécois dresse un portrait moins jovialiste.

D’abord, on a inclus dans ces appareils domotiques les enceintes intelligentes, qui représentent la catégorie la plus populaire avec une présence dans 25 % des foyers. Or, révèle plus loin l’étude, les Google Home, Home Pod et Echo ne sont que très peu utilisés pour la domotique. Pas moins de 87 % des utilisateurs les activent principalement pour écouter de la musique, à peine 24 % le font pour contrôler un appareil intelligent. Ces enceintes intelligentes, en fait, ne sont pas des appareils domotiques en tant que tels, puisqu’elles ne font que contrôler d’autres objets connectés, un peu comme le fait un téléphone intelligent.

La catégorie qui suit en matière de popularité, avec 20 %, est celle des électroménagers, les réfrigérateurs, cuisinières et lave-vaisselle connectés, dont le taux de possession a plus que doublé en un an, alors qu’il était de 9 % en 2020.

Pour les catégories plus classiques, les ampoules, thermostats, caméras et contrôles de portes, on oscille entre 11 et 15 % d’adoption, ce qui est de toute évidence loin de la définition d’un marché de masse. On note cependant une popularité plus grande et prometteuse chez les 25-34 ans, qui sont par exemple 27 % à avoir acquis un thermostat ou une ampoule connectée.

Selon Jacques Bourdeau, un des principaux obstacles demeure la complexité de l’installation, même si les fabricants ont fait d’énormes progrès à ce chapitre. « Moins vous avez d’accessoires, moins la domotique est intéressante. Contrôler une ou deux lampes, ça ne change pas grand-chose à votre vie. […] Quel est le bassin de gens capables d’organiser, d’installer et de programmer leurs appareils ? C’est minime. »

Cinq obstacles

Sécurité

Selon le NETendances 2021, 31 % des répondants désignent la confidentialité et la sécurité des données comme un frein à l’adoption des appareils intelligents. Caméras de surveillance de bébé ou sonnettes d’entrée piratées, virus installés sur des objets connectés, indiscrétions ou collecte abusive de données des enceintes intelligentes, plateformes de fabricants piratées avec les noms et mots de passe d’usagers, « l’internet des objets » fait en sorte qu’« ils sont plus à risque d’être ciblés par les cybercriminels », selon un rapport de la firme TrendMicro.

Compatibilité

Il existe des centaines de fabricants d’appareils domotiques utilisant autant d’applications et de protocoles de communication différents. Bien que les enceintes intelligentes aient contribué énormément depuis 2014 à leur interconnexion, il faut une expertise poussée pour arriver à les intégrer dans une même plateforme. « La normalisation est un problème », explique Jacques Bourdeau, qui reconnaît avoir un nombre « ridicule » d’appareils domotiques liés dans des plateformes comme Homebridge ou ISY Universal Device.

Infonuagique

L’écrasante majorité des consommateurs se fie aux plateformes infonuagiques des fabricants pour le contrôle de ses appareils. Ils sont alors à la merci d’une fermeture d’entreprise, ce qui nous est d’ailleurs arrivé à trois reprises dans la dernière année, nous laissant avec une douzaine d’appareils inutilisables. L’idéal est de privilégier les appareils qui permettent les connexions locales, encore rares sur le marché. Sinopé, de Saint-Jean-sur-Richelieu, en a fait un engagement. « Tu prends nos appareils, tu les mets sur une autre plateforme comme SmartThings et ils sont compatibles nativement », indique Maxime Labonté, directeur commercial.

Désintérêt

C’est le frein le plus souvent évoqué dans les sondages comme celui de NETendances : 53 % des consommateurs qui résistent l’expliquent en 2021 par « un manque d’utilité ou de pertinence » des appareils connectés. Il est plus élevé avec l’âge, passant de 20 % pour les 18-24 ans à 66 % pour les 65-74 ans. On pourrait ajouter à ce groupe les 31 % de répondants qui estiment qu’ils n’utiliseraient pas assez souvent ces appareils pour en justifier l’achat. « Ça demeure un certain luxe, tu peux très bien fonctionner et vivre sans ça… », reconnaît François Durocher.

Locataires

Il existe bien des appareils domotiques sans fil, mais une bonne proportion d’entre eux, notamment les interrupteurs, les prises, les thermostats et les sonnettes, demandent une installation qui n’est pas toujours possible pour un simple locataire. Or, 38,7 % des Québécois et 60 % des Montréalais ne sont pas propriétaires de leur logement, selon le recensement de 2016. « Vous avez là un premier blocage qui vous coupe d’un gros bassin », estime Jacques Bourdeau.