Après six ans de préparation, le studio Square Enix Montréal a lancé jeudi son premier jeu gratuit, Hitman Sniper : The Shadows. Ce nouveau modèle d’affaires, c’est celui du freemium, qui a complètement chamboulé depuis une décennie le marché du jeu mobile.

Il y a près de six ans que les 171 artisans du studio Square Enix Montréal n’avaient pas livré un jeu. C’est qu’un des derniers studios de jeux mobiles à offrir des jeux payants, notamment les énormes succès Lara Croft GO et Hitman Sniper sortis en 2015, se préparait en douce à rentrer dans le rang et à changer son modèle d’affaires.

Le résultat a officiellement été lancé jeudi avec Hitman Sniper : The Shadows.

En apparence, ce jeu gratuit, offert dans les boutiques d’applications d’Apple et de Google, ressemble aux œuvres précédentes de Square Enix Montréal, avec le même graphisme léché et la mécanique déjà présente dans le premier Hitman Sniper, où le joueur doit essentiellement éliminer des malfrats à distance sans éveiller les soupçons.

Mais comme dans l’écrasante majorité des jeux mobiles aujourd’hui, le joueur est maintenant encouragé à sortir sa carte de crédit ou à regarder des publicités pour améliorer ses personnages. Un nouveau mode d’affrontement entre joueurs en ligne est apparu. Onze ans après sa fondation, Square Enix Montréal, propriété du géant japonais Square Enix, est officiellement devenu un studio produisant des jeux appelés freemiums, le modèle qui s’est graduellement imposé dans la dernière décennie (voir autre onglet).

Pousser la technologie

Jean-François Dugas, gestionnaire de produit chez Square Enix Montréal, a été aux premières loges de cette transformation, lui qui était derrière le premier Hitman Sniper en 2015, vendu à l’époque 4,99 $.

« Souvent, on a tendance à considérer les jeux mobiles comme des jeux de moins bonne qualité visuelle, note-t-il en entrevue. Il y a bien sûr des contraintes, mais on essaie d’obtenir le maximum des téléphones pour offrir de très beaux graphismes. Hitman Sniper l’a démontré en 2015, et The Shadows continue de pousser la technologie avec des environnements riches, beaucoup de détails, des éclairages dignes des jeux de consoles. »

PHOTO FOURNIE PAR SQUARE ENIX MONTRÉAL

Jean-François Dugas, gestionnaire de produit pour Hitman Sniper : The Shadows

Contrairement aux jeux payants, où l’acheteur hérite d’un scénario complet qu’il peut boucler en quelques dizaines d’heures, un jeu gratuit comme Hitman Sniper : The Shadows n’a pas de conclusion. Théoriquement, toutes les missions proposées peuvent être bouclées sans que le joueur ait à débourser un sou.

En réalité, il faut souvent faire preuve de beaucoup de patience et accepter de rejouer souvent les missions pour pouvoir avancer. On compte en fait sur une minorité de joueurs, entre 5 % et 20 %, qui accepteront de débourser de petites sommes pour améliorer leur personnage, accélérer sa progression ou acquérir des pièces d’équipement personnalisées. En y ajoutant l’affichage de publicité, très discrète dans le cas de Hitman Sniper : The Shadows, mais parfois plus envahissante dans d’autres jeux, ce modèle s’est avéré depuis une décennie nettement plus rentable que la vente du jeu à sa sortie.

« La monétisation est présente, mais elle n’est pas aussi agressive que dans certains autres jeux. On a trouvé un juste milieu, affirme M. Dugas. On peut tout obtenir en jouant gratuitement, mais ça prend du temps d’engagement. C’est la beauté de ce modèle-là, il démocratise l’accès au jeu. »

Améliorations constantes

Ce que la gratuité a permis de façon indéniable, c’est une masse critique de joueurs pour offrir des affrontements en ligne. Essentiellement, dans The Shadows, il s’agit d’une course contre la montre où deux joueurs ont la même mission. Celui qui amasse le plus de points en 1 minute 30 secondes gagne. Après les missions principales, c’est la seule façon pour un joueur d’accumuler des récompenses pour poursuivre sa progression sans payer.

« Si on était restés premium [jeu payant], ça aurait dénaturé l’expérience parce qu’on n’avait pas assez de joueurs, explique Jean-François Dugas. En devenant freemium, on est capables d’opérer à l’échelle internationale. »

L’autre convention des jeux gratuits, c’est qu’il faut accepter que leur première version au lancement ne soit pas complète. En une dizaine d’heures de jeu, nous avons ainsi dû refaire à plusieurs reprises certaines missions, dont le nombre est bien plus limité que dans le premier Hitman Sniper. L’expérience va s’enrichir constamment au cours des prochaines années, promet le gestionnaire de produit.

« Dans un jeu freemium, c’est un standard de qualité de voir des mises à jour. Il y aura durant l’année de nouveaux agents, de nouvelles cartes, de nouveaux points de vue… »

Les mordus de la franchise Hitman noteront d’emblée l’absence du personnage principal, l’agent 47, qu’on présente comme « disparu » et qui a été remplacé par six tireurs de l’ombre. Le retour du grand chauve au regard de glace n’est pas exclu. « C’est quelque chose qu’on ne sait pas pour l’instant, on en discute, précise M. Dugas. The Shadows vient de sortir, je le vois se maintenir pour les prochaines années. C’est notre grand défi. »

L’irrésistible assaut du freemium

« Le freemium n’est pas près de disparaître. En fait, c’est probablement l’avenir des jeux vidéo. »

Difficile d’être plus prophétique que l’article publié par le site IGN, spécialisé en jeu vidéo, en juillet 2012. C’est que, comme des millions de joueurs adeptes d’œuvres payantes plus étoffées, on voyait poindre avec une certaine inquiétude cette vague de jeux mobiles gratuits appelés freemiums. Le modèle économique de ces jeu, qui faisaient déjà fureur en Chine et en Corée du Sud ? Gratuits au téléchargement, ils offrent la possibilité d’achats pour améliorer les personnages ou tout simplement boucler plus rapidement les niveaux. On estime qu’entre 5 % et 20 % des joueurs vont accepter de sortir leur carte de crédit.

Dix ans plus tard, avec 96 % des revenus, le modèle freemium domine le marché du jeu vidéo sur téléphone mobile et a presque remplacé le jeu payant, appelé premium. La vedette du genre, qui fait saliver les studios, est Fortnite, avec des revenus de 9 milliards en 2018 et 2019.

Le freemium a même, outrage suprême pour certains joueurs amateurs de grandes productions, largement dépassé les revenus des jeux sur console.

Retardataires et précurseurs

La transition ne s’est pas faite sans douleur. Des centaines de studios dans le monde, spécialisés dans le jeu vidéo mobile plus traditionnel où le client paie dès le téléchargement pour une œuvre complète, ont disparu. À Montréal, on estime généralement que la fin d’Hibernum, qui avait obtenu un certain succès avec des jeux payants avant de fermer ses portes en 2017, était liée à ce changement dans l’industrie.

Square Enix Montréal, qui a fait sa marque entre 2014 et 2016 avec des jeux payants, a fait tout récemment son entrée dans le monde du freemium après six ans de préparatifs.

D’autres studios montréalais comme Ludia et Gameloft avaient rapidement effectué ce virage. Le premier, fondé en 2007 et acquis le printemps dernier par l’américain Jam City, mise en ce moment sur la mise à jour de six jeux mobiles, sur la soixantaine produits depuis les débuts, qui attirent chaque jour deux millions de joueurs.

Jimmy Gendron, vice-président à la stratégie et au développement des affaires chez Ludia, se souvient des débuts de la transformation de l’industrie, vers 2011. « J’ai vécu la transition. Dès qu’on mettait notre jeu gratuit, on multipliait par 10 le nombre d’installations. Ce n’est pas que le modèle premium n’était pas payant, mais le freemium a permis d’atteindre une audience tellement vaste qu’elle a changé le paradigme du jeu mobile. »

Changement de paradigme

Le vice-président chez Ludia estime que l’explosion du jeu freemium a été causée par une conjonction « parfaite » de facteurs, d’abord par l’apparition de téléphones intelligents plus puissants et tactiles comme l’iPhone, puis par l’évolution des réseaux cellulaires et la popularité des boutiques d’applications d’Apple et de Google. Ces deux dernières « ont modifié le réseau de distribution : tu peux télécharger ton jeu pendant que tu te rends au travail dans le train, c’est super rapide. »

Chez Gameloft Montréal, on a continué à lancer des jeux payants jusqu’en 2016. « On voyait clairement au dernier lancement que les résultats n’étaient pas du tout au rendez-vous, se rappelle Mathieu Dupont, directeur du studio. Il y avait eu un changement de paradigme économique. Le téléphone, c’est dans la poche de tout le monde, tu atteins un public qui n’était pas traditionnellement un public de joueurs, qui s’est mis à jouer parce que c’était gratuit. »

Le changement influence évidemment la conception des jeux. Au lieu de passer plusieurs années à préparer une œuvre qui fera l’évènement pendant quelques semaines, puis s’éteindra graduellement, on consacre maintenant plus d’énergie à enrichir le jeu après sa sortie. « Avant, finir un jeu était un sprint, note M. Dupont. Maintenant, c’est un marathon. »

Les studios comptent maintenant sur des équipes de plusieurs dizaines de développeurs, jusqu’à un demi-millier pour un succès comme Genshin Impact, dont la tâche est d’offrir des mises à jour régulières. « Avec le freemium, l’engagement ne se mesure plus en jours ou en semaines, il se mesure en années », précise Mathieu Dupont, rappelant que le studio Gameloft entretient encore des jeux sortis en 2016.

« C’est coûteux, mais l’avantage pour le développeur, c’est que tu travailles sur un jeu qui est bien en vie. Tu as le retour sur investissement immédiat, tu peux prendre des décisions éclairées. Les chiffres ne mentent pas. »

Pour bien des joueurs amateurs de productions AAA, celles dont les budgets se chiffrent en centaines de millions de dollars, le freemium est synonyme de machines à clics de mauvaise qualité. Ce n’est plus vrai en 2022, plaide Jimmy Gendron.

« Il y a de nombreux jeux qu’on peut qualifier de AAA mobiles, qui sont de grande qualité sur le plan visuel et celui de la mécanique de jeu […] L’engagement des joueurs est une preuve de cette qualité. On investit de façon importante pour faire des expériences vivantes. »

Monétisation : les trois modèles

Freemium : jeu dont le téléchargement est gratuit. Parfois traduit par « gratuiciel » en français. Les revenus proviennent d’affichage publicitaire et d’achats offerts dans l’application pour améliorer l’expérience du joueur.

Premium : le modèle classique de jeu vidéo, où on paie un prix défini à l’achat. Les studios vont parfois offrir après la sortie des compléments, des épisodes supplémentaires appelés downloadable content, ou DLC.

Abonnement : offre d’un ou plusieurs jeux pour un certain prix, généralement versé mensuellement. Pratiquement disparu pour un seul jeu, le modèle consistant à offrir un catalogue de jeux est celui qu’a adopté Apple avec Arcade en 2019. Ubisoft, EA, PlayStation et Xbox, notamment, le proposent également.