On ne peut plus laisser les géants de la Silicon Valley modérer seuls les discours haineux, la désinformation, les théories du complot et l’intimidation sur leurs plateformes, conclut un comité d’experts canadiens. « C’est le Wild West [sur les plateformes en ligne actuellement] », dit l’ex-juge en chef de la Cour suprême du Canada Beverley McLachlin, qui fait partie de ce comité de sept experts.

Alors que le gouvernement Trudeau envisage de réglementer les discours haineux sur les réseaux sociaux et sur le web, la Commission canadienne de l’expression démocratique (un comité de sept experts) propose justement à Ottawa plusieurs solutions concrètes pour réglementer les réseaux sociaux comme Facebook et Twitter et les plateformes numériques comme Google.

L’objectif de ses propositions : éradiquer la propagande haineuse, la désinformation, les théories du complot, l’intimidation et les autres communications nuisibles sur les réseaux sociaux et les plateformes en ligne tout en respectant la liberté d’expression.

Dans son rapport dévoilé ce mercredi, la Commission canadienne de l’expression démocratique suggère de créer :

1) une nouvelle obligation légale pour les réseaux sociaux et les plateformes numériques d’agir de façon responsable par rapport au contenu hébergé sur leurs plateformes (actuellement, ils ne sont pas légalement responsables du contenu sur leurs plateformes) ;

2) un organisme réglementaire pour faire respecter cette nouvelle obligation légale d’agir de façon responsable ;

3) un système de plaintes rapide et efficace pour signaler le « contenu préjudiciable » (ex. : propagande haineuse, désinformation, théories du complot, intimidation) sur le web ;

4) un tribunal électronique pour régler les litiges relatifs au « contenu préjudiciable » sur le web ;

5) un mécanisme pour faire retirer rapidement toute menace à la sécurité d’une personne (ex. : menaces de mort, diffusion des coordonnées personnelles).

PHOTO ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

L’ex-juge en chef Beverly McLachlin

Je suis une grande défenseure de la liberté d’expression, mais parfois, elle peut être utilisée pour nuire à d’autres personnes.

L’ex-juge en chef Beverly McLachlin, en entrevue avec La Presse

« L’enjeu, c’est de trouver une façon de prévenir et de régler les maux causés par [les contenus préjudiciables sur] internet, dit-elle. Ce sont des nouveaux médias, il n’y a pas de réglementation. C’est le Wild West. La réglementation est importante pour établir des standards. Nous pensons que les plateformes et les usagers vont vouloir des standards et des recours pour se protéger contre les discours nuisibles odieux. »

Selon un sondage de la Fondation canadienne des relations raciales, 80 % des Canadiens appuient l’exigence pour les réseaux sociaux de retirer du contenu haineux ou raciste dans les 24 heures suivant leur identification par un organisme indépendant. Environ 60 % des Canadiens estiment qu’Ottawa « devrait en faire davantage pour empêcher la propagation en ligne des propos haineux et du contenu raciste », selon le sondage.

Vie démocratique et sécurité publique

Pourquoi réglementer les discours haineux, la désinformation et les fausses nouvelles en ligne ? Parce qu’ils minent la qualité de la vie démocratique. Et qu’ils représentent parfois un risque de sécurité publique. La Commission note que plusieurs auteurs d’attentats terroristes – dont Alexandre Bissonnette, le tueur de l’attentat de la mosquée de Québec – « ont trouvé une certaine inspiration ou des conseils opérationnels en ligne ».

Actuellement, la loi canadienne – tout comme la loi américaine – exempte les réseaux sociaux de toute responsabilité sur le contenu diffusé par leurs utilisateurs sur leurs plateformes.

« [Le système actuel] n’a pas porté ses fruits, dit Julie Caron-Malenfant, directrice générale de l’Institut du Nouveau Monde, l’un des sept experts de la Commission. On a vu les exemples récents avec tout ce qui s’est passé aux États-Unis [les émeutes du Capitole]. Les plateformes ont un impact réel dans la vie des gens mais aussi dans la vie démocratique. On ne peut laisser [les entreprises du web] prendre des décisions d’affaires qui ont des effets aussi importants sur l’intérêt général et la vie démocratique. Elles doivent avoir l’obligation d’agir de façon responsable. »

Un processus de plainte simple et rapide

La Commission canadienne sur l’expression démocratique, un comité mandaté par le Forum des politiques publiques (un institut de recherche établi à Ottawa), propose un organisme de réglementation qui appliquera un code de conduite aux réseaux sociaux et aux plateformes web. Ce code de conduite serait toutefois établi par un conseil composé de citoyens et de représentants de l’industrie.

La Commission insiste aussi sur l’importance de mettre en place des mécanismes simples et rapides pour permettre aux victimes de propos haineux, de désinformation et de fausses nouvelles de faire cesser cette situation. « Le système de justice n’a pas été bâti pour ça, dit Beverly McLachlin. Ça prend trop de temps. »

Un citoyen s’estimant victime de propos haineux, de désinformation ou d’intimidation aurait alors deux choix.

Premièrement, il y aurait un système de notification pour indiquer à l’auteur le caractère préjudiciable de son message. L’auteur du contenu problématique pourrait alors choisir lui-même de le retirer. Deuxièmement, si le litige perdure, un tribunal électronique pourrait être saisi de l’affaire et ordonner (ou non) le retrait du contenu problématique ou toute autre sanction.

Ces propositions ne font pas l’unanimité, même parmi les sept membres de la Commission. L’un d’eux, le juriste canadien Jameel Jaffer, professeur de droit à l’Université Columbia, à New York, et une sommité mondiale dans les questions de liberté d’expression, a émis des réserves sur certaines propositions. S’il est d’accord avec l’objectif général de réglementer les plateformes, M. Jaffer aimerait une définition plus précise des discours nuisibles et préjudiciables. Il a aussi des doutes concernant la mise en place d’un tribunal électronique.

Il y a également la question du nouvel Accord Canada–États-Unis–Mexique, qui protège les géants américains du web de toute poursuite civile relative au contenu qu’ils hébergent – sauf si le contenu constitue un crime (ex. : propagande haineuse, menaces de mort). Avant d’agir, Ottawa devrait demander un avis juridique sur la question, estime la Commission.