En obligeant les fournisseurs importants comme Bell et Vidéotron à réduire leurs tarifs de gros, parfois jusqu’à 77 %, le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) n’a pas outrepassé son mandat, a tranché jeudi la Cour d’appel fédérale dans une décision unanime.

En conséquence, ces grandes entreprises doivent dès maintenant offrir leur signal internet aux fournisseurs indépendants aux prix réduits qui avaient été décrétés par le CRTC en août 2019. Bell, Rogers, Vidéotron, Cogeco, Shaw et Bragg avaient obtenu le mois suivant la suspension de la décision du CRTC.

Selon un groupe formé de cinq de ces entreprises, cette décision rétroactive à 2016 représentait un coût de 225 millions, somme qu’il aurait fallu redonner aux fournisseurs indépendants.

Pas de preuves

Dans une décision très étoffée de 82 pages, les trois juges de la Cour d’appel fédérale estiment que le CRTC n’a pas fait preuve d’« injustice procédurale », a analysé correctement les coûts des activités des fournisseurs et n’a pas imposé « une taxe inconstitutionnelle ».

La décision du CRTC d’août 2019 « ne survient pas dans un vide juridique, elle comporte des antécédents » et « s’insère dans un continuum », écrivent les juges. On remonte même jusqu’en 2009 pour rapporter des exemples où le CRTC était intervenu pour baisser les tarifs de revente de signal internet.

La Cour d’appel a bien des reproches à adresser aux grandes entreprises qui ont tenté d’infirmer la décision de 2019, à commencer par le fait qu’elles ont déposé en preuve de nouvelles analyses qui n’avaient pas été soumises devant le CRTC. Les accusations contre l’organisme « ne sont pas supportées par des preuves », concluent les juges.

Quant au droit du CRTC de décider si des tarifs sont « justes et raisonnables », ce qui fait partie de son mandat, il s’agit d’« une question de faits, pas de loi ou de juridiction ».

Pour l’accusation selon laquelle les tarifs révisés à la baisse et le remboursement rétroactif à 2016 constitueraient une « taxe inconstitutionnelle », on souligne encore une fois que la question n’avait jamais été soulevée devant le CRTC, ce qui ne peut constituer un argument pour invalider sa décision.

Vers la Cour suprême

Il s’agit d’une victoire de taille pour les fournisseurs indépendants comme EBOX, qui ont continué à payer les mêmes tarifs qualifiés de « déraisonnables » par le CRTC depuis 2016. « La Cour d’appel a rendu une décision qui fait du bien, a déclaré à La Presse Jean-Philippe Béïque, PDG d’EBOX. Elle reconnaît le travail sérieux effectué par le CRTC. »

Le dossier est toutefois loin d’être clos. Les grands fournisseurs ont d’abord 30 jours pour saisir la Cour suprême sur cette question. Le CRTC est par ailleurs en train de procéder à l’examen de sa décision d’août 2019. Le mois dernier, le ministre de l’Innovation, des Sciences et de l’Industrie, Navdeep Bains, s’était dit « préoccupé » par cette décision qui risquait de décourager les investissements des grands fournisseurs.

Rogers a précisé dans un courriel être « en train de revoir la décision ». « Nous examinons la décision et analysons toutes nos options », a également annoncé Bell.

« Je reste sceptique quant à la matérialisation de cette baisse de tarifs : les gros joueurs ont le bras long et on ne sait pas quelle prochaine astuce ils vont utiliser », dit M. Béïque.

COVID-19 et tarifs

Depuis 2011, à deux reprises, le CRTC a ordonné aux grands fournisseurs de baisser leurs tarifs de gros. Ceux-ci, au total, ont été divisés par dix, mais dans les faits, les fournisseurs indépendants ont peu profité de ces décisions qui ont fait l’objet de nombreux recours. Le but du CRTC était de permettre l’arrivée sur le marché de plus petits acteurs afin d’assurer une plus grande concurrence et de meilleurs prix.

Selon le Bureau de la concurrence, en 2019, un million de ménages canadiens avaient choisi un fournisseur indépendant pour leur accès à l’internet. Selon diverses études, ces fournisseurs offrent des tarifs de 15 % à 35 % moins élevés.

En 2016, le CRTC avait rendu une décision provisoire – devenue définitive en août 2019 – qui imposait déjà une baisse spectaculaire des tarifs. De nombreux fournisseurs indépendants, notamment TekSavvy, B2B2C, NJ Albert et VIF Internet, en avaient profité pour annoncer des rabais à leur clientèle. EBOX, quant à elle, avait opté pour la prudence. « On préfère adopter une approche plus conservatrice et voir les prochaines étapes », explique son PDG.

Comme le rapportait La Presse en avril dernier, les fournisseurs indépendants ont subi de plein fouet la crise de la COVID-19, qui a engendré une demande accrue de données internet et une hausse des défauts de paiement de leurs clients, alors que les tarifs de revente restaient élevés dans l’attente de la décision de la Cour d’appel. Depuis le printemps dernier, presque tous les fournisseurs, les plus importants comme les indépendants, ont annoncé des hausses de tarifs.