L’hypertrucage — ou deepfake — a fait son entrée dans le quotidien des Québécois ces derniers jours sous les traits, paradoxalement, de l’une des personnalités les plus crédibles du Québec moderne, en l’occurrence Bernard Derome.

La publicité de Loto-Québec dévoilée récemment pour souligner le 50e anniversaire de la société d’État a ainsi mis à contribution les nouvelles technologies utilisant l’intelligence artificielle pour faire revivre le présentateur de nouvelles tel qu’il apparaissait en 1970, lorsqu’il a commencé à œuvrer au Téléjournal de Radio-Canada.

Bien que la publicité elle-même ait été reconnue pour ce qu’elle est, c’est-à-dire un rappel de l’époque avec un sourire, son apparition n’est pas sans inquiéter les spécialistes de la désinformation.

« C’est clair que c’est une publicité et qu’on n’essayait pas de faire passer ça comme une vraie vidéo d’époque et de tromper les gens », reconnaît d’emblée le journaliste Jeff Yates, spécialiste de la désinformation à l’émission Les Décrypteurs.

Le risque de la banalisation

« Mais ce qui m’inquiète avec ça, c’est la banalisation de cette technologie. Il y a des entreprises de marketing, maintenant, qui recherchent des spécialistes en deepfake parce qu’on se rend compte que cette technologie-là peut être intéressante pour des campagnes de marketing. Est-ce que ça vient encore brouiller la frontière entre la réalité et l’imposture ? Il faut se poser la question », prévient-il.

Or, la banalisation présente des risques dont tout le monde est bien conscient, à commencer par Bernard Derome lui-même.

« Évidemment que c’est dangereux ! On peut faire n’importe quoi, on peut dire n’importe quoi. Il n’y a pas de limite. […] On est en danger tout le temps, c’est certain. Je suis très au fait de tout ça et je suis très inquiet de ce qui se passe », affirme-t-il au bout du fil lorsque rejoint par La Presse canadienne.

Aujourd’hui âgé de 76 ans, Bernard Derome n’a rien perdu de sa vivacité d’esprit ou de son sens de l’humour et de l’autodérision.

« Ils se sont payé ma tête et j’accepte volontiers qu’on se paie ma tête. Je leur ai dit d’y aller à fond, de pousser. J’ai le sens du ridicule ! » dit-il en éclatant de rire alors qu’il raconte avoir passé plusieurs heures en studio pour faire en sorte que sa voix soit parfaitement synchronisée aux images de son visage que la technologie a plaquées sur celui d’un acteur choisi pour sa carrure similaire à celle qu’il avait il y a 50 ans.

Le nécessaire consentement

La participation du présentateur vedette est d’ailleurs cruciale pour Jeff Yates.

« M. Derome a donné son consentement, il a fait la voix. On n’a pas tenté de détourner son visage contre son gré. Le danger, c’est quand c’est fait contre le gré de la personne ; prendre un politicien et lui faire dire n’importe quoi par exemple. »

Alex Bernier, directeur de la création à l’agence Sid Lee qui a conçu la publicité, va plus loin : « S’il n’y a pas de consentement, c’est là que ça pourrait aller jusqu’à devenir quelque chose de criminel de faire ça. Ça peut certainement atteindre la réputation de quelqu’un de façon sauvage. Si c’est réglementé — et je pense que rapidement on va devoir réglementer ça — s’il y a consentement, c’est seulement à ce moment que ça devrait être accepté. »

« On ne pensait jamais qu’il allait dire oui, raconte le concepteur publicitaire. Même lui était complètement contre l’idée de faire de la publicité comme journaliste. Il n’est pas davantage pour maintenant, mais on traite ça comme un hommage. Et c’est davantage la prouesse technique, le côté surprenant de la chose qui l’a attiré : il nous a répété plusieurs fois qu’il n’avait jamais accepté de faire de la publicité, mais qu’il était fier de participer à ceci parce que c’était quelque chose qui n’avait jamais été fait. »

Bernard Derome rappelle d’ailleurs au cours de l’entretien que « c’est moi qui ai fait la bataille à Radio-Canada pour que les journalistes ne fassent pas de publicité. Je me suis battu pour ça et j’ai gagné. […] Peut-être que je déroge à quelque chose pour lequel je me suis battu, mais au fond c’est bien plus pour saluer les gens et dire oui, 1970 a été un moment important pour moi. »

Mais il admet candidement avoir été séduit par l’originalité de la chose.

« J’ai vu cette bande de jeunes chez Sid Lee, très créatifs, très intelligents, très inventifs. J’ai eu beaucoup de plaisir à échanger avec eux. Ils m’ont proposé cette affaire-là. […] Je trouve ça très flatteur, mais c’est tellement inventif de voir aller ces jeunes-là. C’est brillant. Ils ont superposé ma tête de 1970 sur son visage. »

L’effet pervers de la prolifération

Malgré le résultat fort réussi de cette prouesse technique, tant sur le plan visuel que sur le plan publicitaire, ni l’agence Sid Lee ni Loto-Québec n’ont l’intention de récidiver.

« On ne croit pas que ça va être quelque chose de notre côté qu’on va utiliser de façon répandue pour nos prochaines publicités non plus », affirme Patrice Lavoie, directeur des affaires publiques chez Loto-Québec.

« On comprend très bien que c’est une technologie qui peut être utilisée à mauvais escient. En ce qui nous concerne, c’était quelque chose de sympathique, un clin d’œil à l’actualité dans le cadre de notre 50e anniversaire. Il ne faut pas chercher de midi à 14 h et nous donner une intention malsaine. »

Alex Bernier abonde dans le même sens. « Absolument pas ! », répond-il sans hésitation lorsqu’on lui demande s’il a l’intention d’utiliser cette technologie à nouveau pour une campagne publicitaire. « J’ai l’impression qu’on va rapidement avoir fait le tour de ça en publicité et nous, on n’a pas l’intention de réutiliser ça ailleurs. »

N’empêche qu’elle va proliférer une fois le dernier obstacle technologique franchi : « À ce moment-ci, la grande barrière qui demeure en place pour les deepfake, c’est que ça ne reproduit pas la voix. Il faut un imitateur, mais il y a des technologies qui sont en développement pour être capable de reproduire la voix. On peut présumer que ça venir », estime Jeff Yates.

Et le risque d’une éventuelle prolifération et, donc, banalisation, permettra éventuellement non seulement de créer des faussetés, mais aussi de nier la vérité. Un politicien, par exemple, qui se ferait prendre à dire une énormité pourrait invoquer l’hypertrucage pour clamer haut et fort qu’il n’a jamais dit ça.

Et comme l’illustre Jeff Yates, le public risque d’y perdre son latin.

« Pas besoin de créer un deepfake ; juste le fait que ça existe, tu peux justement remettre en question n’importe quoi. On en a eu un super bel exemple récemment avec la vidéo de lancement de campagne de Jean Charest (à la direction du Parti conservateur). Quand c’est sorti, il y a plein de monde qui criait au deepfake sur les réseaux sociaux, mais c’était une vraie vidéo qui avait été publiée sur le web par erreur.

Le fait que cette technologie existe a déjà des effets dans le discours sur les réseaux sociaux. Ça permet déjà à des gens de remettre en question des éléments visuels en se disant que ce n’est peut-être pas vrai », souligne-t-il.

Pour Bernard Derome, l’inquiétude est tout à fait justifiée et imposera une profonde réflexion dans le domaine de l’information.

« On est tous conscients de cette espèce de transition. La technologie fait en sorte qu’on est obligés de repenser la façon d’exercer le métier aussi. Il faut s’assurer qu’on a des garde-fous. Il faut s’assurer qu’on arrive finalement avec l’histoire vraie », dit-il.