Plus le nombre d’appareils connectés à l’internet augmente, moins il reste d’adresses pour les identifier : avant la fin de l’année, toutes les adresses IP européennes auront été attribuées et les opérateurs devront gérer la pénurie en attendant une longue transition vers un protocole plus durable.

Sur le site de l’Arcep, le régulateur des télécoms de la République française, une page fait la chronique de l’épuisement des adresses IPv4. Derrière ce terme technique se cache l’une des composantes les plus essentielles de l’internet : l’adresse IP (pour Internet Protocol), composée de quatre nombres entre 0 et 255 séparés par des points, permet d’identifier chaque appareil connecté au réseau mondial et donc d’assurer la livraison des données qui lui sont destinées.

Définie en 1980, cette norme permet théoriquement de créer 4,3 milliards d’adresses différentes, allouées aux opérateurs télécoms par des registres internet régionaux (RIR), puis attribuées aux internautes lors de chaque connexion.

Face à l’augmentation du nombre d’internautes, mais aussi à l’essor de l’infonuagique, très gourmande en adresses IP pour identifier ses millions de serveurs, les RIR sont petit à petit venus à bout de leurs réserves. Résultat, la date d’épuisement des adresses destinées à l’Europe et au Moyen-Orient a été avancée à la fin de l’année, le registre américain des adresses internet (ARIN) est à court d’adresses fraîches depuis 2015, et les autorités pour l’Afrique, l’Asie et l’Amérique du Sud ne délivrent plus de nouvelles adresses qu’au compte-gouttes.

Manœuvres spéculatives

Qu’arrivera-t-il après l’épuisement total ? Tous les acteurs interrogés s’accordent pour dire que l’internet ne cessera pas de fonctionner. « Il y aura une liste d’attente pour obtenir les blocs d’adresses IP qui reviennent », explique l’Arcep à l’AFP. En d’autres termes, l’internet va « cesser de grandir ». Et devenus rares, ces blocs de quelques milliers à quelques millions d’adresses vont prendre beaucoup de valeur.

Dans certains cas, les adresses inutilisées ne sont d’ailleurs pas retournées, mais revendues sur un marché d’adresses IP de seconde main.

« En moyenne, depuis deux ou trois ans, c’est 10 euros l’adresse », détaille David Marciano, président de l’Association des opérateurs télécoms alternatifs. « Il y a des gens qui spéculent. Ceux qui ont des millions d’adresses, des petits malins qui ont racheté des boîtes qui avaient des stocks » obtenus à une époque où l’épuisement paraissait lointain et l’attribution des lots était plus généreuse.

Mais si la pénurie fait le bonheur des vendeurs, elle pourrait peser lourdement sur les finances des plus petits opérateurs. « Cela va entraîner une distorsion de concurrence », s’alarme David Marciano.

Ceux qui manqueront d’adresses vont se retrouver en concurrence avec les gros [opérateurs] qui ont des stocks monstrueux.

David Marciano, président de l’Association des opérateurs télécoms alternatifs

Les équipes de l’Arcep s’inquiètent également des stratégies mises en place pour faire face à la pénurie.

Faire basculer les sites internet

En particulier, il existe des techniques pour attribuer une même adresse à plusieurs clients, mais elles sont susceptibles d’entraîner des bogues, notamment au cours de parties de jeu vidéo, ou pour contacter depuis l’extérieur ses appareils connectés à la maison.

Une adresse achetée sur le marché secondaire peut également être considérée comme « étrangère », et rendre impossible l’utilisation de services bancaires ou le streaming vidéo.

Mais la solution à tous ces problèmes est connue depuis longtemps : le protocole IPv6, qui rallonge la taille des adresses, doit permettre de connecter un nombre quasiment illimité d’appareils au réseau.

« Le passage pour les clients se fera de manière naturelle et transparente », assure Marc Blanchet, directeur technique chez Orange France. Actuellement, « tous les clients Fibre et VDSL sont sur l’IPv6, un grand nombre de clients ADSL et les clients mobile sont en cours de migration », détaille-t-il.

Selon Google, qui publie des statistiques sur le sujet, environ 25 % des internautes interrogeant ses services utilisent l’IPv6.

Problème, les deux versions du protocole ne sont pas compatibles et, pour ne pas se couper d’une partie de l’audience, les hébergeurs vont donc devoir assurer deux accès distincts.

Selon le site W3Tech, moins de 15 % des sites sont accessibles via ce nouveau protocole. « Les hébergeurs de sites web représentent encore l’un des principaux goulots d’étranglement dans la migration vers IPv6 », note l’Arcep.

« Il faut que des millions de sites internet basculent. La difficulté, c’est de motiver tous les acteurs à faire ce passage », explique le régulateur qui s’attend à voir cohabiter « deux internet pendant de nombreuses années ».