En 2014, trois jeunes, dont le Français Paul Duan, quittent leur emploi bien payé à la Silicon Valley pour fonder Bayes Impact, un organisme à but non lucratif dont la mission est de « mettre l’intelligence artificielle au service du bien commun ». Microcrédit, violences policières, retour à l’emploi, l’organisme qui compte aujourd’hui une dizaine de personnes a démontré qu’il ne s’agissait pas d’une utopie. M. Duan était de passage à Montréal, la semaine dernière, pour prononcer une conférence à l’invitation de la Fondation Bombardier. Entrevue.

La technologie au service de la société… N’est-ce pas la prétention de toutes les grandes entreprises technologiques en ce moment, les Facebook, Google et Apple ? Bayes Impact est vraiment différent de ces grandes sociétés ?

[rires] C’est devenu assez à la mode, tout ce qui est « tech for good », notamment dans les dernières années avec les scandales. Nous, on a choisi dès le départ de créer Bayes Impact comme une organisation non gouvernementale, un OBNL chez vous. Pour nous, la mission d’intérêt général était dès le départ inscrite dans l’ADN de l’organisation, c’est notre raison d’être même. Personnellement, comme pour tous les gens ici dans l’équipe, nous avons quitté des jobs payés cinq fois plus pour nous consacrer à ce qui nous paraissait intéressant. Notre objectif premier est de nous occuper de problématiques sociales, pas de faire fonctionner un modèle d’affaires.

L’outil que vous mettez le plus souvent de l’avant, c’est Bob, une intelligence artificielle qui aide à définir son employabilité et ses compétences. Quel est son impact ?

On est rendu à 200 000 utilisateurs. Ç’a été lancé uniquement en France, même si on a des projets-pilotes dans d’autres pays qui sont en cours.

Vous avez également deux autres réalisations, qui touchent le microcrédit et les violences policières. Pouvez-vous nous les présenter ?

Ces deux projets sont d’autres plateformes qu’on a créées au début de Bayes Impact. Sur la microfinance, l’idée était d’utiliser des algorithmes comme ceux qu’utilisent les banques pour aller mesurer le risque sur des prêts accordés, mais de les utiliser avec des ONG de microcrédit pour leur permettre d’octroyer des prêts pour moins cher. […] Les ONG qui travaillent dans les pays en voie de développement, un de leurs gros soucis, c’est que ça coûte très cher puisqu’ils ont besoin d’avoir une grosse infrastructure sur le terrain pour mesurer les risques. L’algorithme permet de réduire ces frais et de rendre les prêts plus accessibles.

Les violences policières… C’est une application étonnante de votre mission !

On l’a fait avec le ministère de la Justice en Californie. On était en 2015, en plein dans une réflexion aux États-Unis sur la violence policière, à l’époque de Black Lives Matter. Ce qui est surprenant, c’est qu’on en a parlé beaucoup, mais on n’a en fait aucune information là-dessus. On n’est même pas capable de dire combien il y a eu de cas d’usage de la force, ni dans quelles circonstances.

Ce qu’on ne peut mesurer, on ne peut pas le résoudre. Seulement 3 % des agences de police aux États-Unis le faisaient. C’est là qu’on intervient : on a créé une plateforme « open source » qui s’appelle Ursus, qu’on a déployée dans 800 agences de police, et qui permet de faciliter la collecte des données de violence policière.

Elle est aujourd’hui utilisée dans ces 800 agences, qui doivent la déclarer. Une loi en Californie obligeait la saisie de ce type d’informations. Le logiciel faisait remonter ces déclarations, les agrégeait et les rendait disponibles en données ouvertes. Pour que les citoyens puissent garder un œil là-dessus. Depuis 2016, il y a eu plusieurs milliers de déclarations policières.

Voyez-vous d’autres domaines qui pourraient profiter de votre mission ?

Oui, le rêve pour nous est grand, c’est ce qui nous motive. On croit qu’on peut créer une nouvelle génération de services publics grâce à la technologie. Ce qu’on a créé pour l’emploi, on aimerait l’appliquer à plein d’autres domaines. Que pourrait-on faire sur l’éducation, sur l’orientation scolaire ? Pour moi, il y a vraiment un enjeu qui n’est pas un enjeu de profit.

On va pouvoir aider les gens à réaliser leur potentiel, à réaliser leurs rêves, à se cultiver. C’est un bon exemple pour moi où on se rend compte que la technologie a un but sociétal, politique. C’est important que ce soient aussi des citoyens et des ONG qui se saisissent de la technologie, et pas seulement les fonds de capital-risque.

Justement, sur cette question… En matière de financement, comment fonctionne Bayes Impact ?

Notre modèle est en grande partie philanthropique, financé par des fondations publiques et privées, et quelques subventions publiques. Ça nous permet une grande indépendance. Souvent, les bénéficiaires pour qui on pourrait avoir le plus d’impact sont aussi ceux qui sont les moins rentables, c’est pour ça qu’on pense qu’il y a un intérêt à ce que les OBNL se concentrent également sur ces populations.