Menacé par Washington, largué par Google, le fabricant de téléphones intelligents Huawei espère toujours convaincre le Canada de l’autoriser à participer au futur réseau 5G, confie un représentant de l’entreprise chinoise à La Presse.

Bannie aux États-Unis, en Australie et en Nouvelle-Zélande, la société Huawei ne voit pas pourquoi on lui réserverait le même sort au Canada en lui fermant les portes du futur réseau 5G alors que son bilan est sans tache après une décennie d’activités au pays.

« Huawei est en activité au Canada depuis plus de 10 ans. Et pendant cette période de temps, Huawei n’a pas eu un seul incident en lien avec la sécurité au Canada », argue Alykhan Velshi, porte-parole de la division canadienne du géant chinois des télécoms, au bout du fil, à Shenzhen, en Chine.

« Au bout du compte, Huawei Canada opère dans le respect des lois canadiennes. Tout employé de Huawei au Canada doit respecter ces lois, sur la protection des données, elles sont très claires », insiste-t-il en entrevue avec La Presse.

Et même si l’entreprise n’en voit pas la pertinence, elle serait prête à adhérer à une clause pour s’engager à respecter les lois canadiennes en matière de sécurité nationale et de protection de la vie privée dans une éventuelle entente avec Ottawa.

« Il ne devrait pas être nécessaire pour nous d’avoir à signer quelque chose comme ça, car les lois canadiennes sont déjà très claires sur le fait que [ces] activités sont déjà interdites. » — Alykhan Velshi

L’entreprise est prête « à offrir des garanties additionnelles dont le gouvernement du Canada a besoin pour prendre sa décision », ajoute-t-il.

Huawei espère toujours convaincre le gouvernement canadien de l’autoriser à participer au déploiement du réseau 5G, alors que la démarche a échoué ailleurs dans le monde.

La semaine dernière, le président américain Donald Trump a déclaré une « urgence nationale » pour protéger les services américains de télécommunications des menaces étrangères – une manœuvre visant clairement à écarter la société chinoise. Dimanche, c’était au tour de Google de larguer Huawei.

Pour l’heure, la pression qu’exercent les États-Unis sur Huawei n’a pas fait bouger Ottawa sur la question, mais le ministre fédéral de la Sécurité publique, Ralph Goodale, a déjà exprimé le souhait de régler l’affaire avant les élections d’octobre.

Le dossier Huawei est particulièrement délicat pour le gouvernement Trudeau depuis l’arrestation, à Vancouver, de la directrice financière de la société proche du régime de Pékin, Meng Wanzhou, à la demande de Washington.

PHOTO LINDSEY WASSON, ARCHIVES REUTERS

Le dossier Huawei est particulièrement délicat pour le gouvernement Trudeau depuis l’arrestation, à Vancouver, de la directrice financière de la société proche du régime de Pékin, Meng Wanzhou, à la demande de Washington.

Tout était en place pour une crise diplomatique entre les deux pays, et quelques jours après l’arrestation de la femme d’affaires, les autorités chinoises plaçaient en détention deux ressortissants canadiens, Michael Kovrig et Michael Spavor.

Le porte-parole de Huawei Canada estime qu’il s’agit d’« un sérieux enjeu bilatéral », mais qu’à « [s]a connaissance, il n’y a pas de lien, et que les dirigeants de Huawei en Chine à qui l’on a posé la question l’ont nié ».

Ultimement, l’entreprise espère que le contexte politique ne teintera pas le verdict, expose Alykhan Velshi, ex-conseiller au bureau de l’ancien premier ministre Stephen Harper, sous qui la société a fait son entrée au Canada pour bâtir le réseau 4 G.

« Nous restons à l’écart de toute querelle partisane et politique. Notre position, c’est que les décisions sur le 5G et sur les télécommunications devraient être fondées sur des facteurs technologiques », fait-il valoir.

Pressions sur la Chine

Le député Rob Oliphant, qui est secrétaire parlementaire de la ministre des Affaires étrangères, Chrystia Freeland, a été envoyé en renfort sur le sol chinois alors que se tient une rencontre bilatérale des membres de l’Association législative Canada-Chine jusqu’au 24 mai.

On lui a confié la mission d’aborder l’enjeu de la détention des deux Canadiens avec les parlementaires chinois. « M. Oliphant a exprimé la vive inquiétude du Canada concernant la détention arbitraire de MM. Kovrig et Spavor lors de ses entretiens avec des représentants du gouvernement chinois », a fait savoir Adam Austen, porte-parole de la ministre Freeland.

C’est la seconde fois que les membres de l’Association législative Canada-Chine se rendent à Shanghai depuis que les deux Canadiens sont détenus. Une autre visite s’était déroulée le 10 janvier dernier.

Alors qu’il était de passage à Sept-Îles, hier, le premier ministre Justin Trudeau a pour sa part promis que le Canada allait « rester ferme » face à Pékin, et que « beaucoup de pays dans le monde » étaient eux aussi « inquiets par rapport aux choix que fait la Chine ».

Car l’empire du Milieu « prend des mesures plus fortes qu’avant pour essayer d’imposer sa loi sur la scène mondiale », et « des pays occidentaux et des démocraties à travers le monde s’unissent pour dénoncer ces gestes », a-t-il ajouté.

Offensive au Canada

Huawei Canada est allée recruter dans les rangs politiques pour tenter de comprendre au maximum le fonctionnement de l’appareil gouvernemental. Avant Alykhan Velshi, c’était un autre porte-parole du Parti conservateur, Jake Enwright, qui était aux communications. L’entreprise a par ailleurs confié à la firme de relations publiques Hill+Knowlton le mandat de mener une campagne de promotion. Pour le Québec, on a embauché Jade Lavallée-Labossière. « Toutes les compagnies de téléphonie font de la publicité ; au Québec, j’ai vu des publicités de Bell et de Vidéotron, dans lesquelles, parfois, ils s’attaquent », a expliqué le porte-parole Alykhan Velshi. Il a justifié cette offensive « d’envergure » en arguant que Huawei avait récemment dévoilé un nouveau téléphone.

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On a appris que Huawei travaillait depuis plusieurs années sur un système d’exploitation indépendant d’Android, et elle a convaincu des milliers de partenaires de développer une version adaptée à sa boutique.

Une occasion de prendre les bouchées doubles

Coincée à court terme par les sanctions américaines, Huawei pourrait accélérer son développement logiciel et même devenir un sérieux rival à Google.

C’est un des scénarios fréquemment évoqués depuis qu’on a appris, dimanche, que les téléphones Huawei ne pourraient plus profiter des mises à jour d’Android. « C’est un peu le coup qui va faire en sorte que Huawei mettra les bouchées doubles, analyse Jean-François Ouellet, professeur agrégé au département d’entrepreneuriat d’innovation de HEC Montréal. Tout le monde va y perdre un peu, même Google, qui va devoir rajuster son tir. »

Pari audacieux

Le plus grand marché du monde, la Chine, se passe déjà de Google, dont les applications vedettes sont remplacées là-bas par WeChat, Baidu et Youku. Huawei y a même conçu sa propre boutique d’applications qui pourrait lui servir de tremplin pour les autres régions du monde.

On a ainsi appris que Huawei travaillait depuis plusieurs années sur un système d’exploitation indépendant d’Android, et qu’elle a convaincu des milliers de partenaires de développer une version adaptée à sa boutique.

Le pari est cependant audacieux : ni Amazon ni Microsoft, et encore moins BlackBerry, n’a réussi à contourner le Google Play Store, ses 2,6 millions d’applications et, surtout, ses 724 000 développeurs.

Mais il ne faut pas sous-estimer Huawei, prévient José Fernandez, professeur au département de génie informatique et génie logiciel à Polytechnique Montréal. Globalement, il y a belle lurette que les Chinois ont dépassé le stade de l’imitation manufacturière à bas prix et sont devenus des leaders en logiciels, notamment en intelligence artificielle.

« C’est un peu arrogant et mal fondé de penser qu’ils vont être incapables de faire leurs propres logiciels, dit M. Fernandez. Ils vont se rattraper d’ici quelques années, j’en suis sûr. »

Tout faire… ou presque

Dans la foulée de l’annonce de Google, d’autres fabricants américains de composants ont annoncé avoir coupé leurs liens avec Huawei. L’entreprise chinoise, aujourd’hui deuxième vendeur mondial de téléphones intelligents, a réagi en annonçant qu’elle pourrait se passer de la technologie américaine.

Est-ce réaliste ?

« Il y a six mois, j’aurais répondu qu’il n’y aurait aucun intérêt pour Huawei à tout faire toute seule, personne ne fonctionne comme ça aujourd’hui. Aujourd’hui, c’est une hypothèse de plus en plus plausible. » — Jean-François Ouellet

Bien des analystes ont scruté à la loupe la composition des téléphones Huawei, notant que l’entreprise chinoise fabriquait déjà plusieurs composants essentiels, dont ses processeurs. D’autres entreprises non américaines sont déjà présentes sur le marché pour la plupart des pièces. Seules les interfaces radio sont exclusivement produites par des firmes américaines, note Michel Dagenais, professeur à Polytechnique Montréal.

« Au niveau matériel, il ne manque pas grand-chose à Huawei. »

Le nerf de la guerre, estime-t-il, ce sont plutôt les millions d’applications du Google Play Store auxquelles n’auront plus accès les téléphones Huawei. Si le marché chinois se satisfait des versions offertes dans la boutique maison de Huawei, ce ne sera vraisemblablement pas le cas des consommateurs européens et américains, rappelle-t-il. « À court terme, j’ai l’impression que ça va être très difficile pour eux de vendre leurs téléphones aux États-Unis et en Europe. Est-ce que ça met en question leur viabilité ? Leur base en Asie est très forte, et ils sont soutenus par le gouvernement chinois, qui va peut-être vouloir répliquer envers les fabricants américains. »

Perdre l’erre d’aller

C’est justement ce jeu de représailles qui fait conclure à deux experts interrogés qu’il s’agit bel et bien d’une confrontation entre puissances. « Ça ne va pas se résorber, on est vraiment dans une guerre froide multidimensionnelle, dit José Fernandez. Ce n’est qu’une bataille dans un contexte plus large : est-ce que nous, en Occident, avons perdu le contrôle des composantes matérielles ? La réponse est oui. »

Les représailles chinoises, note quant à lui Jean-François Ouellet, ont généralement ciblé jusqu’à maintenant les régions où se trouvait la base électorale de Donald Trump. Cette fois, c’est plutôt du côté de la Californie que les dégâts se feraient sentir. « Je ne sais pas qui a le plus à perdre, mais j’ai l’impression que c’est la Chine, qui a mis si longtemps à émerger, dit le professeur de HEC Montréal. Elle pourrait subir un sérieux ralentissement, perdre son erre d’aller. »

Canada : les télécoms restent fidèles

Aucun des fournisseurs interrogés par La Presse n’a annoncé qu’il cesserait d’offrir des appareils Huawei à ses clients. Bell, Vidéotron et TELUS ont fait parvenir une note par courriel expliquant travailler avec l’entreprise chinoise et Google afin de « traiter tout impact potentiel futur des mesures américaines sur les clients canadiens ». Rogers, de son côté, nous a retransmis les communications de ces deux entreprises déjà publiées dans les médias.