C'est la question à 1 million de dollars: sur quoi un chef d'entreprise doit-il baser sa réflexion lorsqu'il est prêt à enclencher le processus de cession de son entreprise? Doit-il se préoccuper de son patrimoine financier et de ses projets personnels ou plutôt de ses releveurs et de la pérennité de l'entreprise qu'il a construite de toutes pièces? Toutes ces réponses sont bonnes. Mais chaque chose en son temps, comme nous l'expliquent les entrepreneurs et les spécialistes à qui nous avons parlé.

«Les éléments à considérer n'arrivent pas tous en même temps», explique Pierre Genest, président du comité consultatif et directeur des finances de Consortech, PME de Brossard spécialisée en solutions logicielles.

«L'erreur qui survient le plus est de commencer par le côté financier, dit-il. Il vaut mieux identifier la relève avant toute chose et s'intéresser à elle. Cela fait en sorte que tout le côté humain, le côté intangible d'un transfert sera moins sous-estimé, comme c'est trop souvent le cas.»

Formateur très impliqué au sein du réseau de mentors (le Réseau M) de la Fondation de l'entrepreneurship, Pierre Genest est persuadé qu'un transfert d'entreprise réussi commence par un déclic dans la tête du chef d'entreprise cédant.

«Au-delà du déclic, il faut se demander: quelle est ma motivation? Faire un coup d'argent ou faire survivre l'entreprise dans laquelle j'ai mis 20, 25 ou 30 ans de ma vie? Les plupart des cédants ne s'interrogent pas toujours sur leurs motivations. Qu'est-ce qui drive le cédant? On entend trop souvent qu'il n'y a pas de releveurs. Au contraire, il y en a! Ce sont les cédants qui ne se manifestent pas. Ils ont peur de se rendre vulnérables face à leurs clients, leurs banquiers, leurs fournisseurs.»

Plan de relève

Éric Dufour, leader national en transfert d'entreprises chez Raymond Chabot Grant Thornton, partage ce point de vue. «Les entrepreneurs n'ont pas souvent l'occasion de parler de ce qui les inquiète, dit-il. On a manqué notre coup au Québec à cet égard-là. On a été proactifs d'un point de vue fiscal. Mais de demander ce qui inquiète les chefs d'entreprise, on est passés à côté. Il faut se dépêcher d'encadrer nos entrepreneurs et s'assurer qu'ils mettent en place un plan de relève. Plus de 92% d'entre eux n'en ont pas.»

Il faut effectivement éviter de tomber trop vite dans le technique, résume Rina Marchand, directrice principale, contenus et innovation, à la Fondation de l'entrepreneurship. «Quand un processus de transfert avorte, c'est parce que le cédant n'est pas prêt à céder, dit-elle. Les cédants qui ont bien réussi leur transfert ne se sont pas uniquement intéressés à eux-mêmes. Ils ont pensé le transfert en termes de pérennité. Ils doivent penser le transfert dans un contexte de cohabitation multigénérationnel.»

Jessica Grenier, chef de programme à l'École d'entrepreneurship de Beauce, croit que les entrepreneurs sont de plus en plus nombreux à se préoccuper de la pérennité de ce qu'ils ont construit.

«Ils veulent que ça perdure, explique-t-elle. S'ils n'ont pas fait eux-mêmes la réflexion, elle finit par venir de l'externe. C'est à partir de ce moment que toute une série de réflexions conscientes et inconscientes se mettent en place. Souvent, les premières peurs sont rarement associées aux côtés techniques, comme le droit et la fiscalité.»

Bien sûr, lorsque son entreprise représente sa caisse de retraite, il est évidemment légitime de se préoccuper de tous les aspects fiscaux et juridiques liés à la cession. Mais au lieu de simplement passer à la caisse (et ce n'est pas un reproche), Jessica Grenier croit que les cédants devraient profiter du transfert pour amener leur entreprise plus loin.

Prochaine étape

«Pour cela, il faut redonner le goût de la performance aux entrepreneurs de 55 ans et plus, dit-elle. C'est le défi du Québec. Selon un sondage maison, une majorité de chefs d'entreprise de cette tranche d'âge va opter pour le statu quo.»

«Dans mon cas, ce n'est pas une question d'objectif financier, explique Guy Michaud, PDG du fabricant de produits naturels Genacol. Je tiens surtout à accompagner mes trois fils dans une prochaine étape. Je veux les aider à amener l'entreprise encore plus loin.»

Louis Ménard, président de Topring, PME de Granby, a vite compris que la vie d'un entrepreneur est constituée de plusieurs étapes. Il en est conscient depuis qu'il s'est joint au Groupement des chefs d'entreprise, il y a 20 ans.

«Préparer le demain fait partie du processus d'un entrepreneur, dit-il. En m'associant avec d'autres personnes, donc à une relève, ça m'a donné du temps pour réfléchir à ce qui s'en vient. Le processus de transfert va durer 10 ans. Je reste très actif dans l'entreprise, mais je commence déjà à me retirer tranquillement. Quand j'aurai vendu toutes mes actions en 2020, je demeurerai sans doute une sorte de coach auprès de ma relève. Je sais ce qui m'attend.»

Les transferts en chiffres

1

Selon l'Indice entrepreneurial québécois 2015 de la Fondation de l'entrepreneurship (FDE), 1 répondant sur 10 (ayant l'intention de devenir entrepreneur) se montre intéressé par la reprise d'entreprise (5,1% pour le rachat et 4,6% pour la relève). La Mauricie et l'Abitibi-Témiscamingue se démarquent, avec 14,0% des répondants intéressés par le rachat d'entreprise. La relève est, quant à elle, surtout envisagée en Gaspésie (24,3%), en Mauricie (17,9%) ou encore en Abitibi-Témiscamingue (14,4%).

17,5%

En 2014, c'est la proportion des Québécois qui voulaient se lancer en affaires en privilégiant l'option de la reprise ou du rachat d'une entreprise existante.

30%

La proportion de propriétaires envisageant de prendre leur retraite d'ici 10 ans qui comptent fermer leur entreprise sans chercher à la vendre.

30%

La proportion des entrepreneurs âgés de 55 ans et plus en 2013 sur l'ensemble des entrepreneurs. C'était 26% en 2008.

58%

La proportion des propriétaires d'entreprise qui avouent éprouver une difficulté psychologique à vendre leur entreprise.

60%

Moins de 60% des entrepreneurs de 55 ans et plus désireux de vendre ou de céder leur entreprise connaissent la juste valeur marchande de celle-ci.

90%

Plus de 90% des PME québécoises sont familiales, assurant 50% de l'emploi total dans la province. Pourtant, seulement 30% passent le cap de la première génération et 10%, celui de la deuxième génération.

Sources: Chambre de commerce du Montréal métropolitain, Raymond Chabot Grant Thornton, Indice entrepreneurial québécois 2015 de la Fondation de l'entrepreneurship