Chef d'orchestre, chef d'entreprise... Défis communs ? Kent Nagano fait partager ses réflexions en sept notes et deux mesures. Un de ses objectifs : faire croître sa clientèle. Son marché cible: la jeunesse.

C'est un don, celui de se trouver à l'endroit où se joue la musique.

Kent Nagano est arrivé à Bogota le jour où la population colombienne a refusé par référendum l'accord conclu entre son gouvernement et les FARC.

« Sur place, ce n'est pas si simple que ça, commente-t-il. Il y a un désir d'avoir beaucoup de discussions. » Il y dirige l'Orchestre philharmonique d'État de Hambourg dans l'opéra Tristan et Isolde.

Mais un chef dirige-t-il un orchestre comme un chef d'entreprise dirige ses employés ?

MARCHER À LA BAGUETTE

On ne mène plus ses troupes à la baguette comme le faisaient le maestro Arturo Toscanini et le magnat John D. Rockefeller, chacun sur son champ de bataille. L'origine de l'expression est d'ailleurs militaire plutôt que musicale.

« Aujourd'hui, tout le monde est d'accord pour dire que les orchestres sont beaucoup plus éduqués, beaucoup plus intensivement formés, pas seulement du côté technique, mais en général », observe Kent Nagano.

Les jeunes musiciens d'aujourd'hui ne sont pas différents des autres représentants de leur génération.

« Ils sont très engagés dans la musique de chambre, jouent très souvent comme concertistes solistes, ont d'autres intérêts dans la politique, les finances. Ils sont plus éduqués et plus avancés que jamais. Ce n'était pas comme ça à l'époque de Toscanini. À cause de ça, notre culture a changé, notre société a changé et, évidemment, la manière de guider les orchestres doit évoluer aussi. » Tout comme celle de diriger les entreprises...

UNE ÉQUIPE DE SPÉCIALISTES

Le chef d'orchestre, comme le chef d'entreprise, doit mener une équipe de collaborateurs extrêmement compétents dans leur domaine.

« Les musiciens sont tous sans exception des spécialistes. Ils ont tous vécu un entraînement, une préparation, qui ne dure pas des mois ni des années, mais pour la plupart, des décennies. Et la préparation n'arrête pas. Il faut se préparer tous les jours. »  - Kent Nagano

« Le défi est de s'assurer que ce groupe très talentueux, très spécialisé, puisse atteindre son plein potentiel. »

VISION SONORE

Ce potentiel s'accomplit dans la quête d'un objectif clair, inspirant... et partagé. Ce que Kent Nagano appelle une vision, et qu'il appartient au chef de définir. « Pour nous, la vision doit être beaucoup plus vaste que le simple résultat financier. Pour inspirer un groupe comme l'OSM, il faut pousser et travailler vers une vision artistique. Il faut que chaque membre de l'orchestre, et l'orchestre comme groupe, s'identifie avec cette vision. »

L'ÉCOUTE

Le chef doit aussi savoir écouter.

« C'est essentiel. Il faut d'abord déterminer exactement ce qu'on veut arriver à faire. »

Le musicien doit se reconnaître et s'engager de tout son être dans le projet musical - tout comme l'employé doit se reconnaître et s'engager dans la mission d'entreprise.

« Mais comment pourrait-on arriver à ce focus, à cette intensité sans dialogue ? Il est absolument essentiel de dialoguer. Exactement comme dans l'entreprise. Très souvent, on arrive par discussion à une solution qui est beaucoup plus intéressante et efficace que si on travaille à la manière d'une gestion complètement verticale. Avec ce dialogue, on arrive à la fin à un investissement qui reflète tout le monde, et pas seulement une ou deux personnes. »

LA MARQUE

Un orchestre professionnel doit lui aussi définir sa marque.

Pour l'OSM, elle s'inscrit à la fois dans les profondes racines européennes de la société québécoise et dans ses caractéristiques typiquement nord-américaines : « On est efficace, rapide, techniquement parfait, décrit Kent Nagano. Si je compare avec les autres orchestres avec lesquels je travaille, pour apprendre la musique, la façon dont on travaille, l'OSM est extrêmement rapide.

« Si on équilibre ces sensibilités européennes avec les caractéristiques nord-américaines, on arrive à avoir un son, une personnalité, une énergie, une vivacité, une générosité qui sont tout simplement spéciales. Ce n'est pas du tout difficile de se concentrer sur une marque si on est honnête, si nous sommes tout simplement qui nous sommes. La marque est par définition unique et représente les plus hautes qualités possible. Dans ce sens, je peux dire que nous sommes très chanceux. Le défi serait très différent si nous étions d'une autre région. »

RENOUVELER SA CLIENTÈLE

Tout chef a un souci de croissance. Toute entreprise doit attirer une nouvelle clientèle. « Il faut d'abord tout simplement accepter que sans la prochaine génération, on va mourir. Oublier ce fait fondamental fait courir un énorme risque. Quand on sera devenu obsolète, nous perdrons notre pertinence. Et très rapidement.

« C'est pourquoi une entreprise essaie toujours d'être attirante pour les prochaines générations. C'est comme ça que les sociétés vivent. »

S'IDENTIFIER AU PRODUIT

Kent Nagano se réjouit que depuis 10 ans, l'OSM ait su attirer « un public radicalement changé, sophistiqué et très riche » - riche dans le sens de varié, bien sûr.

« Comment ça s'est accompli ? Nous avons beaucoup discuté à propos de la différence entre être attirant, qui est une partie importante, et être pertinent. Il y a un certain recoupement entre attrait et pertinence, mais il n'est pas parfait. » - Kent Nagano

Un troisième élément facilite cette intersection : l'identification au produit. Ou au programme musical, pour le secteur d'activité qui nous concerne ici.

« On essaie de construire chaque programme pour que le public puisse avoir une interaction avec les oeuvres, avec lesquelles il peut s'identifier : oui, j'y trouve une part de moi.

« Et une fois que je m'y suis identifié, je sens une pertinence. Je partage certaines valeurs avec ce qui est présenté, ce que j'entends, ce que j'expérimente. Et finalement, je trouve ça attrayant. »

Et le client est satisfait.

LES DEUX MESURES DU MAESTRO

Kent Nagano s'est donné deux règles, qui s'appliquent à toute entreprise.

Pas de compromis

« Si on veut accomplir quelque chose, il ne faut jamais diluer. Il faut arriver à notre produit sans compromis sur ce qu'on cherche à accomplir. C'est très lié à la qualité. Le compromis est trop facile. Et les jeunes sont particulièrement sensibles à la qualité. »

Pas de statu quo

« Si on réfléchit un instant, le statu quo n'a aucune signification pour la jeune génération. Faire comme ses parents, c'est inintéressant, ça n'a aucune valeur. À l'OSM, on prend ça comme un règlement : jamais, jamais le statu quo. Et ça ouvre la porte à la variété, mais pas seulement pour avoir du changement : variété avec qualité sans compromis. »

Le chef conclut : « Il ne faut jamais sous-estimer l'intelligence et la sensibilité des jeunes générations. »

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

« Aujourd'hui, tout le monde est d'accord pour dire que les orchestres sont beaucoup plus éduqués, beaucoup plus intensivement formés, pas seulement du côté technique, mais en général », dit Kent Nagano, directeur musical de l'Orchestre symphonique de Montréal.