Comme chaque printemps, Jean-Claude Poissant ensemence ses champs de Saint-Philippe, en Montérégie. Plantes fourragères, maïs, orge et soya tapisseront bientôt les 700 acres qu'il cultive. Mais l'agriculteur est inquiet. La location d'une partie de ces terres lui est de plus en plus coûteuse. Et l'avènement des fonds d'investissement n'est pas pour le rassurer.

C'est en cherchant à augmenter sa zone cultivable que le producteur laitier a noté l'ampleur de la situation. «Mon fils revenait à la ferme, et on voulait agrandir un peu, explique-t-il. On s'est vite rendu compte que les prix sont exorbitants. C'est vraiment devenu impossible.»

Selon la Financière agricole du Québec, l'achat d'un hectare de terre cultivable dans la région montérégienne pouvait coûter en moyenne 12 000$ en 2010. Une situation qui a bien changé depuis.

En l'espace d'une année seulement, la valeur des terres du Québec a fait un bond hors du commun, grimpant en moyenne de plus de 8,7% d'après les chiffres de Financement agricole Canada (FAC). Dans les environs de Saint-Hyacinthe, on s'échange même maintenant des lots à 22 000$ l'hectare.

Le constat dépasse les frontières de la province. Partout au pays, les terres arables s'apprécient à un rythme effréné. Une augmentation moyenne de 14% en 2011 à l'échelle canadienne; plus de 22% en Saskatchewan seulement, toujours selon FAC. Faibles taux d'intérêt, hausse draconienne de la valeur des denrées de base sur les marchés: les astres sont alignés depuis 2008 pour entraîner à la hausse la demande pour les terres agricoles du pays.

Et il faut maintenant compter de nouveaux acteurs dans l'équation selon Louis Hébert, professeur titulaire de gestion stratégique à HEC Montréal. Échaudés par la chute des marchés bousiers en 2008, les banques et fonds d'investissement se tournent progressivement vers des placements alternatifs à la fois sûrs et rentables comme ce qu'offre le secteur agricole.

«Nos caisses de retraite ont besoin d'endroits où placer les fonds de retraite, explique-t-il. Ils essaient de trouver des actifs qui ne sont pas corrélés à la Bourse, comme l'infrastructure et les terres agricoles.»

La Caisse de dépôt et placement du Québec a aussi suivi la tendance. Le 15 mai dernier, le bas de laine des Québécois a annoncé une participation de 2 milliards dans un fonds international consacré à l'achat de terres agricoles, principalement aux États-Unis, en Australie et au Brésil.

Louis Hébert voit cette annonce d'un bon oeil. «Un jour ou l'autre, ça risque de toucher à nos exploitations au Québec, dit-il. Comme il y a sans doute des sous à y faire, aussi bien que ce soit la Caisse de dépôt plutôt qu'un fonds étranger qui en profite.»

Des conséquences concrètes

Bien qu'il admette que la venue de groupes financiers sur le marché engendre «un climat de spéculation», Louis Hébert voit d'un bon oeil leur présence dans le secteur agricole. «Le marché fonctionne mal parce qu'il ne permet pas aux gens qui sont dans ce marché-là de valoriser leurs investissements aussi facilement qu'ils le voudraient et au prix qu'ils voudraient», soutient-il. L'agriculteur, qui autrefois avait de la difficulté à se départir de ses terres, pourra désormais le faire selon lui à un juste prix.

Sur le terrain, la cloche tinte différemment. «Les prix dépassent ce qu'on peut sortir de la terre en revenus», affirme Jean-Claude Poissant en parlant des coûts de location des terres dans sa région.

Marcel Groleau, président de l'Union des producteurs agricoles du Québec (UPA), prévoit de son côté que la spéculation engendrée par l'arrivée de nouveaux acteurs dans le marché aura un impact direct sur le coût des aliments. «C'est certain qu'on va payer dans nos assiettes pour le rendement qu'ils font sur les terres», affirme-t-il.

Pour freiner la spéculation sur les terres cultivables du Québec, l'UPA a commandé une étude à l'Institut de recherche en économie contemporaine (IREC). Publiée en mars dernier, cette dernière met de l'avant deux solutions que l'UPA souhaite maintenant voir appliquées. En plus de la mise en place d'un bureau de surveillance et d'enregistrement des transactions pour prendre le pouls du marché, l'UPA croit que la création d'un fonds d'investissement géré par les agriculteurs leur permettrait de tirer profit de la situation.

«Si on veut que la terre soit la propriété des producteurs agricoles qui mettent en marché leurs produits, prenons les moyens pour que ça se fasse», ajoute Marcel Groleau.