En passant au crible de l’intelligence artificielle des archives de journaux québécois des 100 dernières années, une équipe de chercheurs a réussi à dégager un indice qui mesure l’inquiétude de nos aïeux face aux crises économiques.

« C’est un projet de recherche qui s’inscrit dans la thématique de la “sentométrie”, donc qui vise à extraire de l’information de données non structurées, en l’occurrence ici des journaux, pour essayer de mesurer les quantités utiles en finance et en économie », explique le professeur de HEC Montréal David Ardia, qui fait figure de pionnier dans le domaine.

La fréquence de « triplets »

Dans le cadre de sa plus récente étude, le professeur Ardia et ses collègues Keven Bluteau et Alaa Kassem ont dépoussiéré les archives de quatre médias francophones, soit Le Soleil, Le Devoir, Radio-Canada et La Presse, pour une période remontant jusqu’en 1913. Leur algorithme a recensé les bouts de texte qui contenaient des mots relevant de l’économie, de la politique ou encore de l’incertitude. « Si une portion de texte contient au moins un mot pour chacune de ces dimensions, alors on peut dire raisonnablement que c’est un article qui parle de l’incertitude liée à la politique économique », explique David Ardia.

IMAGE FOURNIE PAR A CENTURY OF ECONOMIC POLICY UNCERTAINTY THROUGH THE FRENCH-CANADIAN LENS, ECONOMICS LETTERS, 2021

« Si une portion de texte contient au moins un mot pour chacune de ces dimensions, alors on peut dire raisonnablement que c’est un article qui parle de l’incertitude liée à la politique économique », explique David Ardia.

En gros, plus la fréquence de « triplets » est grande pour une journée donnée, plus on peut en déduire que l’incertitude économique était élevée ce jour-là. Cependant, comme tous les médias ne parlent pas aussi souvent d’économie ni de la même manière, il faut pondérer leur contribution pour ne pas que l’indice soit faussé par les médias plus alarmistes ou plus spécialisés que d’autres.

Cette méthode avait déjà été utilisée par des chercheurs américains et canadiens, mais c’est la première fois qu’on l’applique aux médias francophones du Canada.

« On a dû traduire les banques de mots en français et aussi ajouter des concepts spécifiquement d’ici comme “Banque du Canada” ou “TPS”, par exemple », relate David Ardia. Il a également fallu s’adapter au format particulier des archives québécoises et rendre les algorithmes capables de reconnaître ce qui constitue un seul et même article parmi des colonnes de texte indifférenciées.

Un indice utile aujourd’hui

IMAGE FOURNIE PAR A CENTURY OF ECONOMIC POLICY UNCERTAINTY THROUGH THE FRENCH-CANADIAN LENS, ECONOMICS LETTERS, 2021

La ligne noire sur ce graphique correspond à l’indice d’incertitude politique en matière d’économie mesuré par David Ardia et ses collègues. On peut voir que l’indice culmine effectivement lors de crises économiques, comme le krach boursier de 1929 ou la crise financière de 2008.

Une fois que tout est dit, est-ce que ce fameux indice financé par l’institut Ivado est efficace ? Pour le savoir, David Ardia l’a comparé à des indicateurs macroéconomiques plus classiques, comme le taux d’inflation et le produit intérieur brut (PIB) : le résultat est concluant. « Ce qu’on constate, note-t-il, c’est que l’indice culmine lors des périodes où l’on sait qu’on a eu des bouleversements économiques. »

Comme souvent, l’intérêt de scruter le passé est de tenter de prédire l’avenir. En utilisant des médias d’aujourd’hui plutôt que des archives, il est possible d’obtenir un indice qui mesure l’inquiétude économique actuelle. Une équipe de chercheurs belges a déjà créé un tel indice en se basant sur des médias wallons et flamands, diffusés gratuitement sur l’internet et actualisés tous les jours. David Ardia estime qu’un tel indice serait intéressant pour les investisseurs québécois, mais il n’a pas pu transposer le projet belge ici en raison de droits d’auteur.