Les soeurs Emmanuelle et Julie Rainville ne l'ont pas facile par les temps qui courent.

Ces deux jeunes femmes se préparent à prendre la relève de l'entreprise Fraco, dont leur père Armand est actuellement le président.

Le hic, c'est que ce fabricant et locateur de plates-formes de travail, d'ascenseurs de chantier et de monte-charges a été frappé de plein fouet par la crise économique.

Du coup, les revenus et le nombre d'employés de cette PME mondialement connue ont pratiquement chuté de moitié.

Cet intermède ne faisait évidemment pas partie du plan de relève échelonné par la famille Rainville, dont l'entreprise est située à Saint-Mathias, en Montérégie.

La baisse dramatique des revenus (qui sont passés de 40 à 24 millions) et la réduction des effectifs (de 250 à quelque 100 employés) fait très mal.

Mais, comme le veut un vieil adage, il faut faire contre mauvaise fortune bon coeur. Et c'est exactement de cette façon que le clan Rainville analyse la situation.

«En ce moment, on multiplie notre expérience par trois. Une année de travail dans les conditions actuelles équivaut à trois années normales. C'est très épuisant. Il y a des matins, je suis un peu découragée et c'est ma soeur Emmanuelle qui est optimiste. D'autres fois, c'est le contraire. On s'encourage comme ça», explique Julie Rainville.

Ce qui fait le plus mal à Fraco depuis un an: le ralentissement qui sévit aux États-Unis. La PME y effectuait près de 75% de ses ventes et de ses locations par le biais de cinq succursales.

«Là, les ventes aux États-Unis sont quasi inexistantes», déplore Mme Rainville.

L'entreprise vend et loue ses produits, principalement dans le secteur de la construction, aux quatre coins de la planète.

Gestion participative

Mais contrairement à ce que d'aucuns pourraient croire, les soeurs Rainville ne font pas que broyer du noir en ce moment. Et encore moins les employés qui ont été remerciés au cours des derniers mois.

Emmanuelle et son père Armand ont mis sur pied un programme de gestion participative, par lequel les employés sont très au fait de ce tout ce qui se passe dans l'entreprise. «Ils connaissent - et ont même voté - nos salaires», dit-elle.

Résultat, les deux femmes d'affaires se sentent épaulées par des employés... qui sont en chômage.

«L'une d'entre elles vient régulièrement manger à notre cafétéria. Elle m'a dit: «ce doit être difficile pour vous»», s'étonne Emmanuelle Rainville.

Ce côté humaniste de l'entreprise vient d'Armand Rainville, ancien maçon qui était un utilisateur des plates-formes de travail de Fraco, dont les produits, vendus entre 40 000$ et 100 000$, voire plus, ont été inventés par le Québécois André St-Germain.

M. Rainville s'est joint à l'entreprise en 1994. Il en est aujourd'hui le principal actionnaire. «Mon père a un côté très humain. Il est le genre d'homme à citer Karl Marx», disent ses filles.

La communication

C'est la communication qui a joué un rôle clé dans le processus de relève au sein de l'entreprise familiale. Armand Rainville, qui est membre du Groupement des chefs d'entreprise du Québec, a su que l'organisme avait mis sur pied des clubs de relève.

«Il m'a suggéré d'y aller, car il m'a dit que j'avais été ciblée comme relève. Ça a changé ma façon de voir les choses. Avant, je vivais le moment présent sans trop me poser la question si un jour je voulais diriger l'entreprise. Le processus de relève a commencé comme ça», dit Emmanuelle Rainville.

D'ailleurs, choisir un successeur, bref trouver l'élu sans créer d'animosité parmi ses enfants, peut être un choix déchirant pour un père de famille.

«Encore récemment, Armand m'a demandé si je vivais bien avec le fait que ce soit Emmanuelle et non moi qui sera la grande patronne», explique Julie Rainville, qui aura néanmoins un rôle à jouer dans la passation des pouvoirs.

Les soeurs Rainville ont des caractères différents. C'est ce qui joue en leur faveur.

«On connaît les forces de l'autre», affirment-elles à l'unisson.

Julie Rainville, 36 ans, se définit comme quelqu'un qui a besoin de contacts humains. Cette mère de trois enfants, détentrice d'une maîtrise en sociologie, est directrice des ventes.

Quant à Emmanuelle, 33 ans et mère de quatre enfants, elle bosse au sein de l'entreprise depuis 11 ans. On la dit très méthodique. Elle est aujourd'hui directrice de production.

Fait intéressant: à la recommandation d'un de leurs banquiers, les deux femmes ont été suivies par un psychologue organisationnel qui est venu les visiter dans l'entreprise.

Pour la suite des choses, la PME entend miser sur les marchés en émergence comme l'Inde et le Moyen-Orient pour retrouver la voie de la croissance. Justement, Armand Rainville, 58 ans, était au Qatar en quête de contrats lorsque La Presse Affaires a rencontré ses deux filles.

 

Les clubs de relève

Le Groupement des chefs d'entreprise du Québec s'intéresse à la relève depuis 1993.

C'est ainsi que cet organisme à but non lucratif a mis sur pied de clubs de relève, également connus sous le vocable de clubs d'aspirants-chefs.

Dix fois par année, les membres de chaque club se rencontrent et discutent de leurs réalités respectives. Les rencontres de quatre heures se déroulent dans une entreprise différente.

Bref, chaque membre reçoit ses collègues dans son milieu de travail. Au fil des ans, des outils pédagogiques, si on peut les appeler ainsi, ont été mis au point.

«Il existe trois types de club: le premier s'adresse à ceux et celles qui arrivent dans l'entreprise; le deuxième est pour les gens qui occupent un poste de direction; et le troisième accueille les directeurs généraux. Certains membres sont avec nous depuis des années. Nous avons actuellement 35 clubs, pour un total d'environ 250 cas de relève», énumère Michel Bundock, directeur général du Groupement des chefs d'entreprise du Québec dont l'abonnement annuel est de 2000$.

Les soeurs Emmanuelle et Julie Rainville, élues pour un jour diriger l'entreprise de leur père, font partie de ces clubs.

«On a une culture d'entreprise qui nous est propre. Rencontrer des jeunes de la relève qui vivent autre chose est très intéressant. Ça nous confronte à d'autres réalités. Ça remet nos idées en cause», dit Julie Rainville. - SC

 

Président du conseil: une nouvelle réalité

Depuis quelques années, les membres du Québec inc. ont découvert une nouvelle fonction, celle de président du conseil.

Cette dernière fait en sorte qu'un nombre croissant d'entrepreneurs cèdent leur place à la présidence ou à la direction générale sans pour autant vendre leur entreprise.

Du coup, c'est tout l'univers de la relève et de la passation des pouvoirs qui en est transformé.

«Dans les PME québécoises, et c'était quelque chose qui nous caractérisait, les gens croyaient qu'après les postes de directeur général ou de président, il n'y avait plus rien. Or, la notion de président du conseil permet à plusieurs hommes d'affaires de voir l'avenir différemment», explique Michel Bundock, directeur général du Groupement des chefs d'entreprises du Québec, un organisme qui regroupe 1500 membres, dont près de 300 sont en processus de relève.

Selon M. Bundock, près de 50 membres de son organisation ont opté pour le poste de président de conseil au lieu de tirer leur révérence ou de vendre leur entreprise. «Au lieu de tout quitter, dit-il, de plus en plus d'entrepreneurs ne font que changer de rôle. Ils ne sont plus responsables des activités quotidiennes, mais demeurent influents dans l'entreprise.»

Et d'ajouter: «On ne perd donc pas l'expertise des dirigeants d'expérience. Et le phénomène qu'on commence à observer, c'est qu'au lieu de vendre leur entreprise, bien des dirigeants se mettent à en acheter d'autres et ils se placent tout de suite dans le siège de président du conseil.»

Et quelles sont les tâches associées à ce prestigieux poste?

Selon le Groupement des chefs d'entreprise du Québec, le rôle du président du conseil est avant tout d'accompagner son PDG et son conseil d'administration.

Il lui est recommandé d'être présent un ou deux jours par semaine dans l'entreprise, d'animer le conseil consultatif, d'approuver la vision à long terme des valeurs et de la culture de l'entreprise, etc.

Et, dans un esprit de continuité, il doit créer un conseil de famille (s'il y a lieu), transmettre la présidence du C.A., etc. - SC