Chaque semaine, nous vous proposons un extrait d'un «cas pédagogique» du Centre de cas de HEC Montréal: la description en contexte d'une situation réelle en lien avec des interrogations et une réflexion sur certains aspects de la gestion. Le cas de cette semaine est basé sur des faits réels, mais les noms sont maquillés.

Engagée il y a quelques mois par une petite entreprise de création de logiciels en pleine croissance, Cyberlud, Sophie a pour tâche principale de superviser la production d'un logiciel de composition musicale pour non-musiciens, baptisé Musi-Blox. Il s'agit de représenter des sons par des formes et des couleurs, et d'assister l'apprenti compositeur dans la création de son oeuvre en lui présentant des modèles d'associations possibles par l'intermédiaire d'une interface graphique conviviale.

Malgré son titre de chef de projet, Sophie se sent plutôt comme l'égale de ses cinq collègues: Luc et Sébastien, responsables du son, Thomas et Karim, programmeurs, et Noam, graphiste.

«Après un mois chez Cyberlud, j'avais l'impression que tout allait bien: l'équipe était en place depuis plus de deux semaines et je commençais à avoir une idée plus claire du produit et de nos contraintes de travail, tant sur le plan des échéances que sur le plan du budget. C'est alors que Robert, le patron de Cyberlud, m'a appelée de New York. Il rencontrait le représentant d'un éventuel distributeur le lendemain et il voulait lui présenter l'état d'avancement du projet. Je me suis mise à paniquer: je me suis rendu compte que je n'avais aucune idée de ce que mes collègues avaient réellement fait depuis 15 jours! Nous nous en sommes sortis grâce aux conseils de Robert. J'ai fait parvenir au client un calendrier fictif, mais très réaliste, qui correspondait idéalement à ses attentes. Les négociations ont ainsi pu se poursuivre. Mais cet incident m'a beaucoup préoccupée.»

Une journée de réflexion

«En fait, après l'enthousiasme des premiers jours où nous avions fait connaissance et où nous avions discuté du cahier des charges et des grandes orientations du produit, chacun travaillait dans son coin. Après une tentative infructueuse qui a consisté à exiger des rapports hebdomadaires sur les activités menées par chacun - ça ne nous a pas plus avancés - j'ai annoncé à l'équipe une journée complète de réflexion sur le projet.»

«Ce fut une journée très agréable et très productive. Deux constats ressortaient de nos discussions: on avait besoin de matériel et surtout il fallait savoir où on en était, où on allait, qui faisait quoi et avec qui. Pour trouver un équilibre, nous nous sommes mis d'accord sur la nécessité de faire le point de façon détaillée au moins une fois par semaine.»

«Récemment, à l'une de nos réunions hebdomadaires, Noam a pris la parole: Je suis inquiet. Musi-Blox, je suis de moins en moins convaincu que cela soit une bonne idée. Techniquement ça marchera, mais c'est ennuyeux! J'ai réfléchi au concept, c'est drôle une minute, puis plus du tout! Moi, je ne vois pas pourquoi quelqu'un passerait des heures à jouer avec ça.»

«Noam avait raison, et nous le savions. La plupart du temps, nous étions contents qu'une idée fonctionne, mais notre enthousiasme était limité. Toutes ces petites choses, les trouvailles graphiques de Noam, la musique de Luc et de Sébastien, les astuces de programmation et les démonstrations de Karim, les lignes de code de Thomas, ça ne formait pas un tout. Nous avions un assemblage hétéroclite, ça marchait, mais sans plus. Sur le moment, nous avons tous vécu ça comme un grand découragement, mais l'instant d'après, ce fut comme un électrochoc!»

«Alors nous avons passé deux jours complets à faire une sorte d'étude de marché générale. J'ai alloué une partie du budget que j'avais prévu pour la formation à l'achat de logiciels de jeux et de logiciels de musique. La règle était claire: exercer son esprit critique, sans pitié ni indulgence, mais aussi souligner les détails excitants et les éléments intéressants. C'est en jouant avec tout ça que pour la première fois, j'ai enfin eu l'impression que nous faisions vraiment quelque chose d'utile!»

«Maintenant, nous tenons notre vrai concept : notre logiciel éducatif va plutôt devenir un jeu pour apprendre. C'est beaucoup plus dynamique. L'utilisateur ne va pas directement essayer de faire de la musique, mais il va y être amené progressivement, par une histoire, par des défis qui lui feront vivre une aventure interactive. Dans un mois, nous présenterons une maquette à Robert, je suis certaine que nous serons prêts et que ce sera bon!»

Laurent Simon est professeur à HEC Montréal. La version intégrale de ce cas, intitulé «Musi-Blox» est disponible à l'adresse suivante: www2.hec.ca/centredecas.

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INTERROGATIONS


> Dans quelle mesure Sophie est-elle une bonne chef de projet?

> Quel est le profil idéal d'un chef de projet dans une industrie créative?

> Tous les projets peuvent-ils se gérer de la même façon?

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... ET QUELQUES ÉLÉMENTS DE RÉPONSE

> Sophie est néophyte, mais elle fait preuve d'une grande capacité de questionnement et d'apprentissage. Son outil le plus puissant semble être sa capacité à réfléchir à sa pratique, à écouter les autres et à poser des questions. Il y a là, semble-t-il, une leçon à retenir pour n'importe quel gestionnaire.

> L'incompétence première de Sophie est ici paradoxalement une vertu. En effet, Sophie arrive dans le projet en étant à peu près incapable d'en fixer les limites. Dès lors, elle laisse involontairement et inconsciemment beaucoup d'espace aux membres de l'équipe pour explorer et expérimenter en fonction de leurs propres attraits et intérêts. Ce faisant, chacun contribue à enrichir librement le potentiel d'originalité du projet dans un contexte où l'originalité de la création est justement un facteur clé de succès pour le produit.

> Dans un tel contexte, le défi du chef de projet demeure à la fois de clarifier sa vision du projet, mais aussi de la concrétiser en restant attentif à la cohérence entre cette vision du projet et les besoins des consommateurs.

> Paradoxalement, en apprenant de plus en plus son métier de chef de projet, Sophie devra aussi apprendre à «l'oublier», c'est-à-dire à ne pas faire de ses apprentissages une recette universelle...