Les petites entreprises redoutent les appels d'offres. Effrayées par la lourdeur bureaucratique, 60% des PME renoncent à participer aux marchés publics fédéraux, selon un nouveau sondage.

Un ministère fédéral sollicite des soumissions pour des services de traduction. Les entreprises intéressées sont invitées à lire une brochure de 101 pages, à expédier une offre technique ainsi qu'une offre financière, chacune produite en trois exemplaires, dans des enveloppes distinctes.

Les candidats doivent fournir des lettres de recommandation et remplir une batterie de formulaires pour attester qu'ils sont conformes aux exigences de sécurité. Les 19 entreprises retenues au terme du concours se partageront... 500 000$ en cinq ans, un peu plus de 5000$ chacune par année.

Robert Houle, propriétaire de Traduction Houle, a déjà décroché des contrats auprès de ce ministère. Mais cette année, il passe son tour. Sa petite firme, qui compte une quarantaine d'employés permanents et temporaires, n'a pas les moyens de mobiliser un travailleur à temps plein pour répondre à cet appel d'offres. Surtout pas pour un contrat aussi modeste.

«Un job de 5000$, on fait ça en deux ou trois jours, raconte l'entrepreneur de Gatineau. Et on va passer trois semaines à faire une demande de proposition? Il y a quelque chose qui ne marche pas.»

Le cas de Traduction Houle est loin d'être isolé. Selon un sondage de la Fédération canadienne de l'entreprise indépendante (FCEI), 60% des PME qui seraient en mesure d'offrir leurs services au gouvernement fédéral renoncent à le faire.

Trop complexe, trop de paperasse, tout cela pour un résultat incertain.

Le processus d'appel d'offres effraie bon nombre de candidats, estime Louis-Martin Parent, qui a piloté l'enquête.

«Prenons le cas d'une entreprise de 20 employés dont 15 travaillent dans la manufacture et cinq sont dans l'administration, illustre M. Parent, analyste des politiques à la FCEI. Est-ce que ça vaut la peine d'avoir quelqu'un qui passe une semaine ou deux pour répondre à une soumission si ça réduit la productivité dans le bureau de 20%?»

À l'évidence, la majorité des petits entrepreneurs répondent non à cette question. Le sondage de la FCEI révèle aussi que 85% des PME qui décrochent des contrats fédéraux le font depuis plus de cinq ans. C'est donc dire que les entreprises qui connaissent bien les rouages des marchés publics tirent mieux leur épingle du jeu que leurs concurrentes.

Gilles Gamas en sait quelque chose. Il a fondé la Société Gamma, entreprise de traduction qu'il a vendue lorsqu'il a pris sa retraite. Pas moins de 90% de son chiffre d'affaires provenait de contrats fédéraux.

Selon lui, bon nombre de petites entreprises ont du mal à se retrouver dans les dédales des appels d'offres: elles doivent acquérir une cote de sécurité, éplucher une paperasse volumineuse et apprendre à distinguer les contrats intéressants de ceux qui ne valent pas l'effort.

«On considère que la lourdeur du processus... ce qui fait le bonheur des uns fait le malheur des autres, indique-t-il. Ça fait le malheur des très petites entreprises. Mais pour une entreprise comme la nôtre, on se dit qu'il y a quand même moins de gens qui peuvent répondre au concours. C'est un peu cynique, mais c'est réaliste.»

Dans l'intérêt des PME?

Est-il possible d'alléger le processus d'appel d'offres pour inciter les PME à y répondre? Le ministère des Travaux publics a refusé de répondre à nos questions. Mais les experts reconnaissent qu'Ottawa a fait son bout de chemin, notamment en créant le Bureau de la PME, en 2005, justement pour aider les petites entreprises qui souhaitent décrocher des contrats publics.

«On a connu le scandale des commandites, le scandale l'industrie de la construction, et le gouvernement voudrait alléger les modalités des marchés publics? Il serait vilipendé sur la place publique», souligne Francis Giguère, président de la firme de consultation Info-Opportunités.

Les PME doivent donc se retrousser les manches et braver la paperasse, poursuit-il. C'est dans leur intérêt: le gouvernement fédéral distribue à lui seul des contrats totalisant 120 milliards chaque année.

Et du lot, les contrats sur invitation sont beaucoup plus nombreux que ceux qui sont accordés au terme d'appels d'offres formels. Pour profiter de la manne, donc, les petites entreprises ont intérêt à faire des pieds et des mains pour se faire connaître des différents ministères.

«Il n'y a pas de cachette, dit M. Giguère, le gouvernement se plaint parfois de ne pas avoir assez d'offres des entreprises publiques, et donc des PME.»

«C'est évident qu'il y a de la paperasse, convient Cyrile D'Almeida, directeur de la firme de consultation Stratégie Contact, à Québec. Mais à partir du moment où on décide de s'intéresser à ce marché, il va falloir se préparer. Et souvent, ceux qui se préparent gagnent.»