(Ottawa) Sans contrainte législative, les géants du web n’auront aucun incitatif à compenser équitablement l’ensemble des médias canadiens pour la republication de leur contenu sur leurs plateformes.

C’est du moins ce qu’ont soutenu mardi des dirigeants d’entreprises de presse qui ont plaidé en faveur de l’adoption rapide du projet de loi C-18 devant un comité du Sénat.

Dans le passé, les géants du web ont démontré qu’une telle loi était nécessaire en écartant les appels à négocier des ententes justes et équitables.

La donne a changé, selon eux, lorsque le gouvernement fédéral a évoqué la possibilité d’emboîter le pas à l’Australie, qui a déjà adopté une loi obligeant les Google et Facebook de ce monde à verser une compensation financière aux médias pour la reproduction de leurs textes. Les géants du web ont alors entrepris de négocier des ententes avec un nombre restreint de médias canadiens comme The Toronto Star.

« Sans la menace d’un projet de loi, il n’y aurait pas eu d’ententes au Canada », a soutenu mardi Pierre-Elliott Levasseur, président de La Presse, devant un comité du Sénat.

Pendant des années, on a tenté d’avoir des ententes avec ces plateformes. La grande majorité des médias au Canada ont essayé d’avoir des ententes avec les Google et Facebook. On se faisait claquer la porte dans la figure chaque fois.

Pierre-Elliott Levasseur, président de La Presse

M. Levasseur est venu témoigner en faveur du projet C-18, qui vise à obliger les géants du numérique à négocier des accords qui compenseraient les médias canadiens pour la republication de leur contenu sur leurs plateformes. L’éditeur du Globe and Mail, Phillip Crawley, le directeur du Devoir, Brian Myles, et le président et chef de la direction de Médias d’info Canada, Paul Deegan, ont aussi été entendus par les sénateurs membres du comité des transports et des communications.

Le projet de loi C-18 a été adopté par la Chambre des communes. Il est actuellement à l’étude au Sénat.

Selon M. Levasseur, ce projet de loi est d’autant plus important qu’il forcera la main aux géants du web à négocier une entente avec tous les médias canadiens, peu importe leur taille, au lieu de dialoguer avec une poignée d’entre eux.

Le président de La Presse a d’ailleurs indiqué que le quotidien a entrepris des négociations avec Google avant de se faire dire tout bonnement que l’on mettait fin aux pourparlers. « On négociait de bonne foi. Un jour, ils se sont levés, ils nous ont appelés et ils nous ont dit : "On a terminé les négociations." On a demandé pourquoi. Ils ont dit : "Ça vient de San Francisco." »

Le directeur du Devoir, Brian Myles, a aussi plaidé en faveur de l’adoption du projet de loi, même si le quotidien a négocié des ententes avec MSN en 2014, Apple News en 2020, et Meta (Facebook) et Google en 2021. « Il est très important que les éditeurs puissent avoir le choix de négocier individuellement ou collectivement avec les plateformes », a-t-il soutenu, exprimant aussi le souhait que les règlements encadrant les négociations sous l’auspice du CRTC soient adoptés aussi rapidement.

Pour sa part, Paul Deegan a fait valoir que ce projet de loi est essentiel pour la survie des médias de petite taille, dont plusieurs sont actuellement sur le respirateur artificiel.

C’est essentiellement une bataille de David contre Goliath quand on parle des géants du web. Il y a un déséquilibre aussi entre les différents médias canadiens. Nous sommes heureux que le Toronto Star ait pu conclure une entente. Mais on veut que les petits éditeurs et les journaux ethniques puissent aussi avoir accès à ces ententes.

Paul Deegan, président et chef de la direction de Médias d’info Canada

Phillip Crawley a quant à lui expliqué que le Globe and Mail a déjà conclu des ententes avec plusieurs géants du web qui permettent au quotidien d’attirer de nouveaux lecteurs. Il a plaidé pour que les législateurs s’assurent de ne pas donner au CRTC le pouvoir de « s’inviter dans les salles de nouvelles » pour dicter les négociations. Il a fait valoir que l’expertise du CRTC se limite aux radiodiffuseurs, et non pas à l’industrie des journaux.

Au cours des dernières semaines, Google et Facebook ont brandi la menace de bloquer les contenus d’information au Canada si le projet de loi C-18 est adopté par le Parlement.

Interrogés mardi à ce sujet par certains sénateurs, les dirigeants des médias ont affirmé que cette menace, si elle est mise à exécution, pourrait avoir des effets importants.

« Nous avons besoin de la force de ces plateformes pour amplifier nos contenus et rejoindre les utilisateurs là où ils se trouvent. De nos jours, il est rare qu’un utilisateur prenne une application ou un site internet et parcoure l’ensemble des sections. Les chemins qui mènent vers nos contenus, c’est la recherche par mots-clés sur Google essentiellement et c’est le partage sur les réseaux sociaux », a affirmé Brian Myles.

Selon Pierre-Elliott Levasseur, les géants du web ont brandi cette menace parce qu’ils veulent tuer dans l’œuf toute mesure législative qui pourrait inspirer le Congrès américain. « Je crois qu’ils ne veulent pas que cela soit repris aussi aux États-Unis », a-t-il relevé. Il a ajouté que rien n’empêcherait Google et Facebook de ne pas reconduire les ententes qui ont été conclues avec certains médias canadiens si le projet de loi C-18 n’est pas adopté.

Dans une déclaration écrite à La Presse, Google a indiqué qu’il négocie « volontairement » avec les éditeurs depuis près de deux ans. « Nous avons signé des accords Vitrine Google Actualités qui supportent plus de 150 publications à travers le pays. Malheureusement, les critères d’exemption vagues et vastes prévus par le projet de loi C-18 ont créé beaucoup d’incertitudes quant à savoir si les accords Google Vitrine Actualités existants et potentiels seraient reconnus. Nous avons recommandé au gouvernement de créer cette certitude en établissant des critères d’exemption clairs et réalisables conçus pour inciter les plateformes et les éditeurs à s’asseoir à la table et à négocier des accords mutuellement avantageux », a indiqué le porte-parole de Google, Shay Purdy.