Vaut-il encore la peine d'investir dans le bitcoin, qui a perdu plus de 80 % de sa valeur en un an ? Si de nombreux Québécois ont quitté le navire, d'autres estiment qu'il s'agit d'une occasion de profit. Ils s'expliquent.

Imaginez un producteur de porc qui voit en un an le prix de vente à l'unité de ses bêtes passer de 100 $ à 20 $. Pire, ses porcs sont plus gourmands que jamais, exigent plus de chauffage et se reproduisent au compte-gouttes.

C'est une tempête comme celle-là qui frappe en ce moment les mineurs de bitcoin du monde entier. Ceux du Québec, en plus, ont eu droit à une hausse « dissuasive » provisoire des tarifs d'électricité en juillet 2018 pour les nouveaux projets.

« Plusieurs installations de minage ferment : depuis un mois, je vois des milliers de serveurs à vendre au Québec », dit une source active dans l'industrie au Québec.

En un an, le bitcoin a vu son cours reculer de 82 % après avoir flirté avec les 20 000 $US en décembre 2017. Son cours tournait autour des 3600 $US la semaine dernière. Cette chute a entraîné dans son sillage la majorité du millier de cryptomonnaies qui ont suivi les traces du bitcoin depuis 2009.

Parallèlement, « miner » des bitcoins, c'est-à-dire utiliser ses ordinateurs pour valider les transactions de cette cryptomonnaie, est par définition de plus en plus difficile, donc plus coûteux en électricité. Le salaire des mineurs, selon ce qui était prévu à la création du bitcoin, baisse de moitié tous les quatre ans. De 50 bitcoins générés toutes les 10 minutes en 2009, il est passé à 12,5 en 2016.

Le salut par la diversification

Dans ces conditions, rien d'étonnant à ce que des mineurs de bitcoins décident de mettre la clé sous la porte. Leur nombre est difficile à évaluer, mais des sites de revente comme Kijiji regorgent en ce moment de cartes graphiques et de « plateformes minières » à vendre.

Selon plusieurs intervenants interrogés, ce seraient essentiellement les petits mineurs, ceux qui utilisent moins d'une demi-douzaine de serveurs, qui seraient nombreux à quitter le navire. Il faut évidemment avoir les reins assez solides pour supporter les montagnes russes du cours du bitcoin, ce que les petits mineurs ne peuvent faire, explique Jonathan Hamel, fondateur de l'Académie Bitcoin, spécialisée dans l'intégration de cette technologie auprès des organisations.

« Il y a trois types de mineurs : les très gros, qui sont carrément industriels, ceux de moyenne envergure et les petits qui font ça comme passe-temps. Pour ces derniers, c'est sûr que ce n'est plus rentable. » - Jonathan Hamel, fondateur de l'Académie Bitcoin

Pour les autres, des revenus alléchants peuvent encore être au rendez-vous. Si les nouveaux projets de minage sont assujettis au tarif dissuasif de 15 cents le kilowattheure, ceux qui profitaient d'une entente avant juillet dernier conservent leur tarif préférentiel. Parlez-en à Pierre-Luc Quimper, qui a cofondé Bitfarms. Sa « mine de bitcoins » lui a permis de récolter 1923 bitcoins dans les six premiers mois de 2018.

L'entreprise a enregistré des revenus de 29,8 millions pour les six premiers mois de 2018, pour un bénéfice net de 6,5 millions.

« Le prix a beaucoup baissé ces derniers mois, mais le marché s'est ajusté : beaucoup de mineurs ont simplement débranché leurs machines. Concrètement, ça nous laisse plus de place. » - Pierre-Luc Quimper, cofondateur de Bitfarms

Habitués aux chutes

Francis Pouliot, un des pionniers montréalais du bitcoin qui a récemment fondé la plateforme d'échange Bull Bitcoin, partage cette analyse.

« Plus il y a de mineurs, plus c'est difficile. Quand les prix baissent, des entreprises ferment, de véritables usines à bitcoins en Chine cessent leurs activités. Nous, on regagne un peu de profitabilité. » - Francis Pouliot, fondateur de Bull Bitcoin

Pour quiconque a suivi le bitcoin depuis sa naissance, la chute brutale de la dernière année n'a rien d'exceptionnel, dit Jonathan Hamel.

« Ça fait deux ou trois fois qu'on voit des corrections de l'ordre de 70 %, ce n'est une surprise pour personne. Il ne faut pas perdre de vue que depuis la crise financière de 2008, ç'a été un des investissements les plus rentables. »

En fait, la baisse du cours rappelle aux entreprises que le bitcoin n'est pas une loterie ou un eldorado où il suffit de se pencher pour faire fortune, précise M. Pouliot. « Plus c'est dur, plus les meilleurs se distinguent. Il faut savoir rester compétitif. La tendance lourde, c'est que la valeur du bitcoin est passée de 3 $ à 100 $, puis à 3000 $. »

L'a b c du bitcoin

Le bitcoin est une monnaie électronique, dont il n'existe aucune pièce ni aucun billet de banque, qui a été créée artificiellement en janvier 2009 par un groupe d'informaticiens. Par convention, on a décidé qu'on émettrait 50 bitcoins toutes les 10 minutes, un nombre divisé par deux tous les quatre ans. Mathématiquement, les 21 millions de bitcoins seront sur le marché en 2140. Ces bitcoins sont remis, comme un salaire ou une récompense, à ceux qui prêtent leurs ordinateurs pour tenir un registre crypté des transactions, appelé « chaîne de blocs ». Plus le nombre de bitcoins et de transactions augmente, plus la tenue de ce registre requiert de la puissance informatique. Le bitcoin est devenu tangible quand certains utilisateurs, des commerçants et des sites internet ont commencé à l'accepter comme mode de paiement. Rapidement, des services sont apparus pour acheter, avec de vrais dollars, des bitcoins, à un prix fixé par l'offre et la demande. C'est uniquement ce dernier mécanisme qui détermine aujourd'hui le cours du bitcoin.

La dégringolade expliquée en quatre mots

Spéculation

C'est l'élément qui a probablement eu le plus d'impact sur le bitcoin depuis un an : il explique son sommet de 19 385 $US le 17 décembre 2017 puis sa chute quasi continuelle jusqu'à 3532 $US au milieu de la semaine dernière. « La hausse était surfaite, bien des gens achetaient sans savoir ce qu'était réellement le bitcoin », estime Mario Lavallée, professeur de finances à l'École de gestion de l'Université de Sherbrooke. Pour Francis Pouliot, fondateur de la plateforme d'échange Bull Bitcoin, il s'agissait du jeu de spéculation boursière classique, qui consiste à se retirer quand on croit le plafond atteint. Les dindons de la farce, dans cette situation, sont les derniers acheteurs.

Schisme

Il ne s'agit pas d'une première, mais l'obligation de modifier le protocole d'échange des cryptomonnaies provoque régulièrement des soubresauts boursiers. Cette fois, c'est une dispute autour d'une cryptomonnaie elle-même dissidente, le Bitcoin Cash, qui a mené à une énième division. Le 14 novembre, incapable de trouver un consensus, deux groupes ont fait monnaie à part : Bitcoin ABC et Bitcoin SV. La chicane, même si elle est byzantine pour le commun des mortels, concernait tout de même la quatrième cryptomonnaie en importance dans le monde. Une chose est claire : le cours du bitcoin, le vrai, a baissé de 39 % dans les 10 jours qui ont suivi.

Coûts

Mathématiquement, pour imiter l'extraction de ressources naturelles, il était prévu que le coût de minage du bitcoin irait en augmentant. Tous les quatre ans, le nombre de bitcoins générés toutes les 10 minutes est réduit de moitié. Le registre des transactions, lui, grossit, ce qui demande plus de calculs pour garantir son intégrité. Ce qui devait arriver a été annoncé en octobre dernier : une firme d'analyse spécialisée, Diar, a calculé que pour la première fois, le coût de minage d'un bitcoin avait dépassé le revenu qu'on pouvait en tirer. Rien pour rassurer les milliers d'investisseurs.

Confiance

Fondamentalement, l'instabilité du bitcoin relève d'un constat que bien des experts font : il ne s'agit pas d'une monnaie et il n'a aucune valeur intrinsèque. « Pour qu'une devise soit utilisée, il faut que les gens aient confiance en sa valeur, explique Mario Lavallée. C'est l'oeuf ou la poule : pour qu'elle soit utilisée, il faut qu'elle soit utilisée... » Vincent Frenette, associé au cabinet-conseil BLG, note un autre problème : la valeur du bitcoin est censée être basée sur sa rareté, alors qu'il existe aujourd'hui plus d'un millier de cryptomonnaies. « La mode est qu'on en lance un paquet. S'il n'y avait que le bitcoin, la forte demande assurerait sa valeur à long terme. »

La Presse