Sandrine* vient de plonger. Elle veut savoir si elle pourra surnager. Elle a quitté le réseau de la santé en juin dernier pour entreprendre une pratique autonome à rythme réduit. Ses revenus vont plonger, eux aussi.

La situation

« Ça change complètement la réalité de ma retraite », dit-elle.

Son emploi lui a valu un revenu de 44 000 $ dans la première moitié de 2022. Depuis septembre, sa petite clientèle, encore rare et fluctuante, ne lui a procuré que 4000 $.

La femme de 50 ans estime qu’à raison de trois jours et d’une dizaine de clients par semaine, elle pourrait tirer un revenu autonome d’environ 36 000 $ par année.

« Ça veut dire 40 clients par mois à aider. C’est beaucoup et je veux garder un tarif raisonnable et accessible », explique-t-elle.

« Heureusement, j’ai pu compter sur un héritage pour me soutenir financièrement, car je suis actuellement en déficit chaque mois. »

De cet héritage de 58 000 $, elle a placé 25 000 $ dans un compte d’épargne libre d’impôt (CELI) et a conservé le reste pour effectuer quelques rénovations et couvrir son déficit budgétaire.

Née en France, Sandrine s’est installée au Québec en 2001, à l’âge de 29 ans. Les longues études qui ont suivi et la naissance de son fils ont reporté à 2012 son entrée dans le réseau de la santé. « J’ai du mal à évaluer combien je percevrai une fois retraitée, car je n’aurai pas passé 40 ans au Canada et j’ai cotisé seulement neuf ans au RREGOP [Régime de retraite des employés du gouvernement et des organismes publics] », exprime-t-elle.

En septembre prochain, son fils entamera des études universitaires en région. Y voyant l’occasion de repartir sur de nouvelles bases, elle a mis son condo en vente afin d’acquérir une propriété moins coûteuse dans la ville où il étudiera.

Après avoir acquitté le solde hypothécaire de 115 000 $ sur le condo qu’elle estime valoir 565 000 $, acquis une nouvelle propriété d’environ 350 000 $, payé tous les frais et enfin acheté une voiture d’occasion de 8000 $, elle estime qu’il lui restera environ 55 800 $.

À cette somme s’ajoutera bientôt une seconde part d’héritage de 110 000 $.

Son budget prospectif dans sa future maison représente 3853 $ par mois, en incluant une provision de 800 $ pour les impôts. Elle y oppose des revenus de 3380 $, ce qui comprend la petite pension d’environ 375 $ par mois que lui verse le père de son enfant. Bref, elle prévoit un déficit de 5700 $ par année, qu’elle compte couvrir en puisant dans ses liquidités de 166 000 $.

« Ma grande question est de savoir comment financer les 6000 $ qu’il me manque par année sans trop pénaliser ma retraite et garder un fonds d’urgence pour la maison », indique-t-elle.

Sandrine espère continuer à travailler au rythme de trois jours par semaine jusqu’à 65 ans.

En date du 31 décembre 2021, soit six mois avant de quitter son emploi, son relevé de participation au RREGOP indiquait qu’elle avait accumulé une rente de 7700 $ à partir de 65 ans.

Les revenus inscrits jusqu’à présent au Régime de rentes du Québec lui procureront une rente mensuelle de 334 $ à 65 ans.

Elle estime que ses droits de retraite accumulés en France lui vaudront une rente de 5000 $ par année à partir de 62 ans, « ou 64 ans si le projet de loi passe ».

Son projet tiendra-t-il la route jusqu’à cette petite ville ?

Les chiffres

Sandrine, 50 ans

Revenus en 2022

Revenus d’emploi six premiers mois : 44 000 $

Revenus autonomes quatre derniers mois : 4000 $

Pension versée par son ex-conjoint : 4500 $

Revenus autonomes espérés en 2023 : 36 000 $

Condo : valeur d’environ 565 000 $

Solde hypothécaire : 115 000 $

REER : 30 000 $

CELI : 25 000 $

La réponse

Manifestement, elles ont fait appel à tous les trucs et ficelles du métier pour résoudre le problème.

« On est des magiciennes ! », réplique en riant Nathalie Bachand, planificatrice financière au cabinet Bachand Lafleur Groupe conseil, qui s’est attaquée au défi avec sa collègue Mélanie Beauvais.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Nathalie Bachand et Mélanie Beauvais, planificatrices financières au cabinet Bachand Lafleur Groupe conseil

Leur première précaution consiste à ajuster le budget de Sandrine en ajoutant une enveloppe de 800 $ par année pour le remplacement de la voiture, prévu dans dix ans.

Les deux planificatrices arrondissent ainsi son coût de vie (sans provision fiscale) à 37 500 $. Or, Sandrine prévoit un revenu autonome d’environ 36 000 $, duquel il faudra soustraire les impôts, les charges sociales et la double contribution à la RRQ pour un travailleur autonome (un peu plus de 4000 $ pour des revenus de 36 000 $). Même en y ajoutant la pension non imposable de 4524 $ versée par son ex-conjoint, qui prendra fin au terme des études universitaires de leur fils, un déficit se profile...

Le changement de propriété, avec un solde positif de 55 800 $, et l’arrivée prochaine d’un héritage de 110 000 $ devraient produire des liquidités de près de 166 000 $.

Il s’agit de les utiliser au meilleur escient.

Les deux planificatrices estiment que Sandrine détient en 2023 des droits de cotisations au CELI de quelque 58 000 $. « Aussitôt qu’elle touche son héritage, on renfloue le CELI », avise Nathalie Bachand.

Au début de chaque année, à mesure que de nouveaux droits de cotisation seront produits, le maximum annuel de 6500 $ (en 2023) sera viré au CELI à partir des placements non enregistrés.

Elles proposent également à Sandrine de puiser dans ses épargnes non enregistrées pour verser chaque année une cotisation de 5000 $ au REER.

« Elle n’a pas un taux d’imposition très élevé, mais comme les REER seront retirés avant 70 ans alors que ses revenus seront très faibles, elle paiera un impôt inférieur à celui économisé », observe Nathalie Bachand.

Couvrez ce déficit que l’on ne saurait voir

Au cours des prochaines années, en considérant les déductions fiscales pour sa cotisation annuelle de 5000 $ à son REER, Sandrine devrait donc creuser un déficit budgétaire d’environ 4500 $.

Il sera épongé en puisant d’abord dans ses placements non enregistrés, puis dans son CELI quand ces derniers y auront été entièrement transférés. Avec ses cotisations aux CELI et régime d’épargne-retraite (REER), Sandrine ponctionnera ainsi ses épargnes d’environ 16 000 $ par année au cours des sept premières années, soit jusqu’à ce que ses placements non enregistrés soient épuisés.

À 62 ans, ou peut-être à 64 ans si Emmanuel Macron a gain de cause, elle commencera à toucher sa rente française estimée actuellement à environ 5000 $. Les planificatrices ont fait la prudente hypothèse qu’elle sera indexée jusqu’au moment où elle deviendra payable, puis demeurera stable ensuite. Tant mieux pour le budget de Sandrine si cette rente se révèle totalement indexée.

À 65 ans, c’est la rente de la RREGOP qui tombera dans son escarcelle, à raison de 8100 $ par année. Mais pas la RRQ ni la pension de la Sécurité de la vieillesse (PSV), toutefois, que nos planificatrices suggèrent de reporter à 70 ans pour les bonifier.

Entre 65 ans et 70 ans, ce manque à gagner sera comblé en puisant en priorité dans le REER de Sandrine, dont les retraits seront minimalement imposés en raison de ses bas revenus.

En contrepartie, elle touchera à partir de 70 ans des rentes publiques plus élevées, ajustées au coût de la vie et garanties jusqu’à sa mort.

Pour la RRQ, la bonification est de 0,7 % pour chaque mois écoulé depuis son 65e anniversaire, pour un maximum de 42 % à 70 ans.

« Le report à 70 ans donnerait 12 300 $ par année. Sa bonification réelle ne sera pas de 42 %, mais c’est quand même rentable de reporter », calcule Mélanie Beauvais.

Dans le cas de la PSV, la pension est accrue de 0,6 % pour chaque mois de report, ou 7,2 % par année. Mais pour Sandrine, arrivée au Canada à 29 ans, la question se complique.

À 65 ans, elle aura vécu 36 ans au pays, plutôt que les 40 ans qui lui donneraient droit à la pleine pension. Elle toucherait alors 36/40 de la prestation normale.

Il est très probable que les années de résidence en France seront reconnues en vertu de l’accord sur la sécurité sociale entre le Canada et la France, soulignent les planificatrices. Par précaution, elles supposent toutefois que cet accord ne jouera pas.

C’est ici que ça se complique.

Pour chaque année qu’elle reporte la PSV, Sandrine ajoute un an de présence au Canada : elle aura droit à 37/40 de la prestation maximale à 66 ans, 38/40 à 67 ans, etc.

À 69 ans, elle atteint le plein ratio de 40/40.

Mais elle ne peut pas cumuler les années de résidence et la bonification. À 70 ans, elle obtiendra le meilleur des deux formules : soit 36/40 de la rente maximale bonifiée de 36 %, soit 40/40 de la rente maximale.

« Le meilleur scénario est de pondérer la rente sur 36 ans et d’ajouter 7,2 % par année », constate Mélanie Beauvais.

La PSV se fixe ainsi à 10 100 $ à 70 ans.

Sandrine encaissera à partir de 70 ans des revenus d’environ 35 500 $, moins un impôt minime considérant les crédits sociofiscaux, « ce qui n’est pas très loin de son coût de vie actuel », relèvent nos planificatrices.

Selon l’évolution de son coût de vie réel – son fils quittera un jour le domicile –, ses épargnes s’épuiseront quelque part autour de 75 ans.

« Elle va peut-être commencer tranquillement à creuser un petit déficit parce que ses rentes de la France et le RREGOP ne sont pas pleinement indexés », constate Nathalie Bachand.

« Mais elle a une plus longue couverture parce qu’on a reporté ses rentes », ajoute Mélanie Beauvais.

Ce report lui permettra de maintenir à long terme 85 % de son coût de vie, font valoir les conseillères.

Elle pourra éventuellement compenser son léger déficit en réduisant ses dépenses, en empruntant sur la valeur de sa maison ou en achetant une propriété plus petite.

* Bien que le cas mis en lumière dans cette rubrique soit réel, le prénom utilisé est fictif.

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