Ils veulent acheter une (belle) toile. Est-ce un investissement ?

Investir dans l’art ? Véronique* et Stéphane* y songent.

« Nous n’avons aucune connaissance dans le domaine, mais nous adorons visiter des galeries d’art, confie la femme de 55 ans. Ce monde nous fascine. Est-ce rentable d’investir des milliers de dollars dans une œuvre ? »

Les deux quinquagénaires viennent de vendre leur maison avec un joli profit, qui leur laisse un capital de 463 000 $.

Ils veulent déposer chacun 81 500 $ dans leurs CELI respectifs — « c’est le maximum que nous pouvons prendre en CELI chacun », indique Véronique. Il leur restera 300 000 $ à investir selon les recommandations d’un planificateur.

Pour la première fois, ils auraient quelque argent à consacrer à l’acquisition d’une toile. Plusieurs, peut-être.

Lors d’une récente visite dans Charlevoix, un galeriste leur a donné quelques conseils. « Il faut que ça soit un artiste connu, qu’il ait fait beaucoup d’expositions, il ne faut pas acheter n’importe quoi, n’importe où », énumère Véronique.

Ils ont vu par exemple une œuvre d’un artiste québécois qui leur plaisait, dont les vifs coloris étaient à peine atténués par le carton annonçant un prix de 3000 $. Ils seraient prêts à consacrer de 10 000 $ à 15 000 $ en tout à leur projet.

« On se dit : est-ce que ce serait une bonne idée ? Mais notre intérêt premier, c’est d’acheter quelque chose de beau pour mettre chez nous. »

Ils vivent pour l’instant dans un condo loué, pour lequel ils versent un loyer mensuel de 1750 $.

« On loue pendant quelques années pour voir si on aime la vie de condo. Et attendre de voir ce qui arrive avec le marché immobilier. »

Une partie de leur capital pourrait éventuellement servir à acquérir une nouvelle propriété, à Montréal ou en région.

Ils souhaitent prendre leur retraite avant 60 ans.

Véronique travaille dans le secteur parapublic depuis les débuts de sa carrière, où elle profite d’un régime à prestations déterminées qui lui versera une rente de 48 000 $ dès ses 58 ans.

Stéphane, âgé de 50 ans, espère prendre sa retraite à 55 ans, pour laquelle il ne compte que sur ses REER, garnis à hauteur de 180 000 $.

Véronique enfile les questions, toutes pertinentes.

« Qui peut-on consulter ? Est-ce qu’on va à la galerie d’art ? »

À qui on achète, où on achète, de quel artiste ? Est-ce qu’il faut en acheter plusieurs ? On ne veut pas faire une collection, on n’est pas millionnaires...

Véronique

« Est-ce qu’il faut faire attention à l’éclairage ? À l’entreposage ? Est-ce que c’est vraiment un investissement ou pas ? »

« Qu’est-ce qu’on fait dans quelques années, si on veut la vendre ? À qui ? »

Doivent-ils espérer une plus-value ? Craindre une perte ?

« Est-ce que c’est déductible d’impôt ? On a beaucoup de questions, on ne connaît rien là-dedans… »

Les chiffres

Véronique, 55 ans

Revenu : 67 000 $
Régime de retraite à prestations déterminées
Rente de 48 300 $/an avant 65 ans et 26 800 $ après 65 ans
Aucun REER
Aucun CELI
Aucune dette

Stéphane, 50 ans

Revenu : 82 000 $
Aucun régime de retraite de son employeur
REER (Fonds de solidarité FTQ) : 180 000 $
Aucun CELI
Économies : 13 000 $
Aucune dette

Capital à investir : 463 000 $, issus de la vente récente de leur maison

La réponse

Le planificateur financier David Truong, conseiller au Centre d’expertise de Banque Nationale Gestion privée 1859, nous brosse d’abord un portrait financier du couple.

Première esquisse : dans les conditions actuelles, avec 463 000 $ fraîchement encaissés, comment se présente la retraite ?

Bonne nouvelle. En indexant au coût de la vie leur train de vie actuel de 72 000 $ jusqu’à 95 ans pour lui et 97 ans pour elle, « ils arrivent », prononce notre conseiller.

PHOTO FRANÇOIS ROY, ARCHIVES LA PRESSE

David Truong, conseiller au Centre d’expertise de Banque Nationale Gestion privée 1859

Une deuxième esquisse, maintenant. Si Véronique et Stéphane retirent 15 000 $ de leur pécule pour l’achat de tableaux, est-ce que leur plan de retraite est barbouillé ? « La réponse est non ! », constate David Truong. Ils atteignent encore sans encombre le moment où ils n’ont plus que 20 % de probabilité d’être encore en vie.

Un dernier croquis. Combien pourraient-ils consacrer à l’achat d’œuvres d’art en conservant leur coût de vie actuel, de telle sorte que leurs épargnes de retraite s’épuisent vers 96 ans ? « Le montant maximum qu’ils pourraient consacrer à l’achat de tableaux sans nuire à leur retraite est 40 000 $. »

Bien entendu, mieux vaut conserver une marge de manœuvre. Par ailleurs, « ce n’est pas de l’argent perdu », prononce le planificateur.

Bien qu’on l’ait considéré comme une dépense dans nos projections, il pourrait s’agir d’un investissement qui pourrait prendre de la valeur.

David Truong, conseiller au Centre d’expertise de Banque Nationale Gestion privée 1859

Ils doivent tout de même prendre quelques précautions, d’autant plus qu’on ne connaît pas les circonstances de l’éventuel achat d’un condo ni son impact sur leur budget.

David Truong confirme l’importance de combler l’espace CELI disponible, comme ils en ont l’intention. Ensuite, Véronique et Stéphane, et particulièrement ce dernier, devront utiliser au mieux leurs droits de cotisation REER inutilisés. Des simulations seront nécessaires pour répartir les cotisations d’ici la retraite et maximiser les bénéfices fiscaux.

Véronique demandait si l’achat d’œuvres d’art peut procurer une quelconque déduction fiscale. « La réponse est non », assène le planificateur.

Sur le plan fiscal, ce sont des biens à usage personnel, mais d’une catégorie particulière : des biens meubles déterminés (BMD).

« Les BMD font partie des biens à usage personnel, sauf que leur valeur a généralement tendance à augmenter au fil des ans », explique-t-il.

On range dans cette catégorie les estampes, les gravures, les dessins, les tableaux, les sculptures, les manuscrits et livres rares, les timbres et les pièces de monnaie.

Un éventuel accroissement de valeur entraîne à la revente un gain en capital imposable.

S’il s’agit plutôt d’une baisse de valeur, la perte ne peut être déduite que des gains tirés de la vente d’autres BMD, précise notre conseiller.

Cinq éléments à considérer

Passons aux éléments pratiques : quoi, comment et où acquérir ? L’important est de ne pas s’emmêler les pinceaux.

Distinguer les marchés

Dans certaines conditions, l’art peut en effet être un investissement, mais à l’exemple de Véronique et Stéphane, mieux vaut ne pas fonder sa retraite sur cette éventualité.

Jo-Ann Kane, conseillère en art pour la firme homonyme et conservatrice de la collection de la Banque Nationale, constate d’abord que notre couple envisage un achat isolé, et non une continuité d’acquisitions ou la constitution d’une collection.

« Dans un premier temps, il est important de comprendre qu’il y a vraiment deux marchés de l’art », énonce la conseillère.

Elle distingue le marché commercial — « ce n’est pas péjoratif », dit-elle — et le marché institutionnel.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Jo-Ann Kane, conseillère en art pour la firme homonyme et conservatrice de la collection de la Banque Nationale

« Le marché commercial, c’est celui, je dirais, plus voué à la décoration. On acquiert des œuvres parce qu’on les trouve belles, sans nécessairement avoir un objectif de rendement. On n’a pas de prétention de faire une collection. »

Les galeries de cette catégorie se retrouvent plus couramment dans les secteurs touristiques ou commerciaux, précise-t-elle, sans pour autant les dénigrer.

« Le marché institutionnel, c’est l’endroit, je dirais, où les collectionneurs importants, les musées, les collections d’entreprises font leurs acquisitions, continue-t-elle. Il y a beaucoup de très bonnes galeries au Québec qui sont dans ce marché. Mais ça va prendre un petit peu plus de recherches pour les trouver. Elles ne sont pas nécessairement situées sur une artère commerciale. »

Ces galeries promeuvent des artistes qui veulent marquer leur art par une démarche originale inscrite dans le temps. Leur rôle est « de défendre la pratique de l’artiste, de s’assurer qu’il va être dans des lieux reconnus comme des musées, qu’il va participer à plusieurs expositions ».

Combien de toiles, combien la toile ?

Pour un budget de 15 000 $, Véronique et Stéphane devraient-ils acquérir une, deux ou plusieurs toiles ? Encore une fois, tout dépend de leur objectif.

S’ils espèrent obtenir un rendement, ils ont davantage de chances de trouver une œuvre qui présente un potentiel de plus-value en acquérant une toile à 15 000 $ que trois à 5000 $.

C’est sûr que si on investit une somme plus importante dans l’acquisition d’une œuvre d’art, le rendement, quand il y en a un, sera souvent plus important — je ne dis pas toujours, mais souvent.

Jo-Ann Kane, conseillère en art pour la firme homonyme et conservatrice de la collection de la Banque Nationale

Dans la mesure où on fait ses devoirs, bien sûr.

« Ce n’est pas parce qu’on paye 15 000 $ que c’est nécessairement garant de la qualité de l’œuvre d’art », ajoute-t-elle.

Trouver, choisir

Comment et où trouver cette perle ?

« Si vous investissez 15 000 $ dans une galerie commerciale et que les artistes n’ont pas le CV et la cote recherchés, c’est une dépense, soutient Jo-Ann Kane. Alors que si vous investissez 15 000 $ dans un artiste dont la cote est quand même assez bonne, avec un bon CV, dont on sait qu’il va avoir de la continuité, alors on s’assure de son investissement. »

La fortune n’est pas garantie, toutefois.

« Oui, il arrive qu’on acquière une œuvre à 2000 $ qui en vaut 100 000 $ deux ans plus tard. Mais ce n’est pas donné à tous de pouvoir faire ça. Il faut être extrêmement bien informé, il faut souvent avoir quelqu’un qui nous conseille. Je vous dirais que ça n’arrive pas que monsieur ou madame Tout-le-Monde tombe là-dessus et fasse un coup d’argent. Il faut vraiment avoir les connaissances. Il faut s’entourer de connaisseurs aussi, il faut poser beaucoup de questions. Il faut non seulement faire des recherches, mais aussi énormément de lectures. Il faut se tenir à jour. Donc ça me surprendrait qu’on y arrive si on n’est pas bien outillé pour le faire. »

Pour s’outiller, l’amateur d’art doit varier ses sources.

Il ne faut pas juste écouter les propos d’une première personne. Il faut valider ces propos-là. Si une galerie nous propose de faire l’acquisition de tel artiste, on commence à faire des recherches sur cet artiste.

Jo-Ann Kane, conseillère en art pour la firme homonyme et conservatrice de la collection de la Banque Nationale

« Demandez son CV. Où a-t-il exposé ? Est-ce que l’œuvre qu’on considère s’inscrit dans une continuité ? Est-ce qu’on a accès aux meilleures œuvres de l’artiste ? », ajoute Mme Kane.

On doit encore vérifier que le prix demandé pour l’œuvre convoitée correspond à sa juste valeur marchande actuelle.

Bref, il faut aussi investir son temps. Mais le bénéfice est immédiat : le plaisir réside aussi dans le travail qui précède et entoure l’acquisition de l’œuvre.

Et ensuite dans sa contemplation. Au fil du temps et des recherches, l’œil s’éduque, s’exerce. Dans tous les cas, il faut choisir des œuvres qui nous plaisent.

« La beauté d’une œuvre d’art, c’est que contrairement à une cave à vins, par exemple, on peut la regarder, observe Jo-Ann Kane. On vit avec elle. »

Comment protéger l’œuvre ?

Doit-on porter attention à l’entreposage ? demande Véronique. Dans son cas, les œuvres seront plus vraisemblablement exposées qu’entreposées, souligne Jo-Ann Kane.

« Oui, il faut réfléchir à l’endroit où on accroche les œuvres, indique la conseillère. Dans le cas d’une œuvre sur papier, il faut qu’elle soit bien encadrée, avec une vitre qui bloque les rayons UV. »

L’exposition directe au soleil et les températures extrêmes sont dommageables.

« On n’accroche pas l’œuvre près d’une source de chaleur, d’une porte ou d’un endroit où il y aura un courant d’air ou un changement de température drastique, surtout pour les huiles. »

Où la revendre ?

Si on désire réaliser un profit avec une œuvre d’art, il faudra un jour la revendre. À quel endroit ? s’enquiert Véronique.

« On peut passer par la galerie qui nous l’a vendue, mais il faut comprendre que la valeur à laquelle on s’attend va être réduite par la commission que la galerie va vouloir se prendre », informe la conseillère en art.

On peut également confier la vente à une maison d’encan, qui pour sa part prendra en moyenne une commission de 20 %.

« Et il y a aussi toujours les ventes de particulier à particulier. Là encore, il faut connaître les bonnes personnes ou il faut avoir un conseiller qui a accès au marché. »

* Bien que le cas mis en lumière dans cette rubrique soit réel, les prénoms utilisés sont fictifs.

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