Pour ses dernières lunettes, commandées sur un site internet américain, le Montréalais Charles-Albert Ramsay a payé 7 $ ; il en avait marre des factures de plusieurs centaines de dollars pour des lunettes qu'il brise régulièrement.

S'il n'en tient qu'à l'Ordre des optométristes du Québec (OOQ), les consommateurs d'ici ne devraient pas pouvoir s'approvisionner à si bas prix sur le web, sans supervision d'un spécialiste de la vue : l'ordre professionnel vient de demander à la Cour suprême de se prononcer sur la légalité de la vente en ligne de lunettes et de verres de contact aux Canadiens.

Au Québec, seuls les optométristes et les opticiens ont le droit de vendre et d'ajuster des lentilles ophtalmiques. 

« On estime que la loi doit s'appliquer aussi aux entreprises de l'extérieur de la province, qui offrent des lunettes par internet aux Québécois. » - Langis Michaud, président de l'Ordre des optométristes du Québec

Sa bataille judiciaire, amorcée en 2010, cible le site Clearly.ca, établi en Colombie-Britannique et acquis en 2014 par le fabricant français de lentilles Essilor. L'OOQ a été débouté en Cour supérieure, puis en Cour d'appel, en mai dernier. Il demande maintenant à la Cour suprême de confirmer que les citoyens ont droit à la protection de la loi, peu importe où se trouve l'entreprise avec laquelle ils transigent.

UN MONOPOLE ?

Le jugement de la Cour d'appel souligne que « la revendication par l'appelant [l'OOQ] d'un monopole de distribution de lentilles ophtalmiques » semble incompatible avec la Loi sur l'optométrie, « qui interdit à un optométriste [...] d'avoir un intérêt, direct ou indirect, dans une entreprise de fabrication ou de vente de lentilles ophtalmiques, de montures ou autres produits liés à l'exercice de l'optométrie », pour éviter les conflits d'intérêts.

Mais les optométristes ne sont pas en cour pour protéger leur marché, soutient Langis Michaud. Des lunettes servent à corriger un problème de vision et ne devraient pas être traitées comme un produit de consommation, selon lui.

Si l'OOQ obtient gain de cause, les consommateurs comme Charles-Albert Ramsay seront-ils condamnés à payer plusieurs centaines de dollars pour faire corriger leur vue ? « Je ne veux pas dépenser 350 $ pour de nouvelles lunettes, quand il y a tellement de risque que je les brise », explique cet enseignant au cégep, père de trois enfants, qui a cassé plusieurs montures au cours des dernières années en jouant avec sa marmaille.

Il s'est tourné vers le site américain Zenni, où il a acheté cinq paires de lunettes depuis trois ans, payées entre 7 et 30 $.

Est-il satisfait de la qualité des produits ? « Si elles ne conviennent pas, je n'aurai pas perdu trop d'argent, au moins », répond-il.

QUALITÉ DOUTEUSE

L'OOQ prend les choses beaucoup moins à la légère : son président soutient que les lunettes vendues en ligne sont de moindre qualité, ce qui peut nuire à la santé visuelle.

L'année dernière, La Presse a fait tester à l'aveugle, à l'École d'optométrie de l'Université de Montréal, des lunettes commandées sur trois sites web (Zenni, BonLook et Warby Parker) et chez un opticien (Le Bonhomme à lunettes). Tous les produits présentaient certaines lacunes : monture mal adaptée au visage et mal ajustée, correction de la vue inadéquate, mauvaise qualité de la monture, etc. Des problèmes qui peuvent provoquer fatigue visuelle, inconfort et maux de tête.

Langis Michaud souligne aussi que l'achat en ligne retarde les consultations avec un optométriste, ce qui peut avoir des conséquences sur la santé visuelle. « J'ai déjà vu une femme qui avait augmenté elle-même sa prescription à chaque année en commandant ses verres de contact sur internet », raconte-t-il.

Tout de même, les écarts de prix sont faramineux entre le web et les opticiens. Selon une enquête de 2014 du magazine Protégez-Vous, des lunettes coûtent de 350 à 500 $ quand on choisit des montures populaires vendues par les principaux réseaux d'opticiens.

Quand on leur facture 500 $, alors qu'ils pourraient payer 30 $ en ligne, les consommateurs ont l'impression de se faire arnaquer.

Est-ce le cas ? Langis Michaud assure que non. « Les marges de profit sur les montures sont importantes, convient-il. C'est parce que les coûts fixes sont élevés, pour les immeubles, les employés, les équipements, la formation. Mais les profits nets sur les ventes ne dépassent pas 8 à 12 %. »

Le prix inclut les services reçus, note-t-il : en ligne, pas de conseils professionnels ni d'ajustement à la livraison. Les personnes ayant un budget limité peuvent demander des montures moins chères à leur spécialiste, selon M. Michaud.

SOLUTIONS DE RECHANGE ABORDABLES

Certains opticiens affirment cependant que les prix sont trop élevés. « On vend trois fois moins cher en offrant la même qualité et le même service », soutient l'opticien Normand Goyette, qui a ouvert sa première succursale de Lunettes Dépôt en 2014, après avoir fait des visites à domicile pendant 23 ans.

C'est aussi l'opinion de Louis-Félix Boulanger, vice-président de BonLook, seule entreprise québécoise de vente de lunettes en ligne, qui offre ses produits à 129 $.

Conscient que beaucoup de consommateurs veulent essayer les montures avant d'acheter, BonLook présente ses modèles dans quatre kiosques de la région de Montréal et se prépare à en ouvrir 20 autres d'ici trois ans. L'essentiel des transactions se fait cependant sur l'internet.

Pour éviter les foudres de l'OOQ, BonLook s'est adjoint les services d'un optométriste pour « valider les ordonnances ». « Par exemple, pour une forte prescription ou des besoins particuliers, on demandera au client de passer en magasin », dit M. Boulanger.

Une enquête du syndic de l'OOQ a été ouverte au sujet de BonLook il y a près de deux ans, mais elle n'est toujours pas conclue.

Les ventes de lunettes en ligne sont estimées à 4 % du marché, bien loin des quelque 10 % dans le secteur du vêtement, mais elles évoluent. « Les jeunes sont habitués à acheter sur internet, et ça va continuer, souligne Louis-Félix Boulanger. L'industrie aurait tort de se mettre la tête dans le sable. »

Photo Martin Tremblay, La Presse

L'opticien Normand Goyette, propriétaire de Lunettes Dépôt

Photo Martin Chamberland, La Presse

Charles-Albert Ramsay achète ses lunettes en ligne.